Travailler pour demeurer ou devenir pauvre...
Espagne-élections: la croissance déshumanisée en débat
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Unique débat préélectoral, le 13 juin 2016, entre les quatre candidats à la présidence du gouvernement espagnol. De g. à dr.: Mariano Rajoy, Pedro Sanchez, Albert Rivera et Pablo Iglesias. (Capture d'écran)

par Christian GALLOY

MADRID, 19 juin 2016 (LatinReporters.com) – La croissance économique en 2015 en Espagne (3,2%), en Pologne (3,6%), en Irlande (6,8%) et au Portugal (1,2%) n'a pas empêché la gifle infligée récemment par les urnes aux gouvernants de ces pays. Car le démantèlement social y a déshumanisé la croissance. Le cas est flagrant en Espagne. Des élections législatives, les secondes en six mois, s'y dérouleront le 26 juin.

Lors de la campagne pour les législatives du 20 décembre 2015, l'apparent début de sortie de crise dessiné par les chiffres macroećonomiques fut l'argument majeur du Parti Populaire (PP, droite) de Mariano Rajoy, au pouvoir depuis décembre 2011.

Mais, bien que demeurant la première formation, le PP s'effondra et perdit sa majorité absolue (28,7 % des voix et 123 élus contre 44,6 % et 186 en 2011). Dans la foulée, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE, social-démocrate) enregistrait son minimum historique, dans une chute accentuée par sa soumission, en mai 2010, à l'austérité dictée par l'Union européenne.

Près de 40 ans de bipartisme s'estompaient alors. Les partis émergents Podemos (gauche indignée) et Ciudadanos (centre droit) comblaient les brèches ouvertes par le PP et le PSOE, mais aucune majorité parlementaire suffisante n'a pu être formée par ces quatre formations. D'où les nouvelles élections du 26 juin.

Le sondage récent le plus significatif, celui du Centre d'investigations sociologiques (CIS), prédit que seul Podemos progresserait, à 25,6 % des voix et 88 à 92 des 350 députés, grâce à l'alliance Unidos Podemos forgée avec les écolos-communistes d'Izquierda Unida.

La gauche indignée, déjà installée à la mairie de Madrid, de Barcelone et d'autres grandes villes, s'emparerait ainsi de la suprématie de la gauche au détriment des socialistes du PSOE et deviendrait le principal adversaire du PP.

Cette éventuelle révolution s'inscrirait dans le déclin en Europe de la « vieille social-démocratie » au profit de « la nouvelle » que prétend désormais incarner le secrétaire général de Podemos, Pablo Iglesias. Mais, vu l'implantation confirmée du quadripartisme, l'incertitude quant à la possibilité de former rapidement un gouvernement après les nouvelles élections n'est pas dissipée.

Chômeurs devant un bureau d'emploi à Madrid. (Source muypymes.com)

« Les chiffres, il faut les faire en y incluant les citoyens »

Malgré la leçon de décembre dernier, le PP gouvernemental de Mariano Rajoy, taraudé par la corruption, a de nouveau axé sa campagne électorale sur l'embellie macroéconomique, assortie de la menace du chaos s'il est évincé du gouvernement.

Au soir du 13 juin, lors de l'unique débat préélectoral avec les trois autres candidats à la présidence du gouvernement – Pablo Iglesias (Unidos Podemos), Pedro Sanchez (PSOE) et Albert Rivera (Ciudadanos) – Mariano Rajoy a insisté sur la croissance retrouvée, la baisse du chômage à 20,1% (après un pic de 27,16 % en 2013), la création d'un million d'emplois au cours des deux dernières années et la réduction du déficit public, de 9 % à 5,1 % du PIB en quatre ans.

« Les chiffres, Monsieur Rajoy, il faut les faire en y incluant les citoyens » répliqua Pablo Iglesias en dénonçant, comme le socialiste Pedro Sanchez, l'illusion macroéconomique déshumanisée.

Le service public espagnol de l'emploi reconnaît lui-même que 90% des contrats signés chaque mois depuis le début de l'année sont temporaires. La durée moyenne des contrats est passée de 79 jours en 2006 à 53,4 en 2015. La précarité devient la norme.


« Travailleurs jetés comme des kleenex »

L'économie espagnole « repose, de plus en plus, sur des secteurs à faible valeur ajoutée, avec un poids énorme du tourisme et d'autres types de services de faible niveau technologique, commerce, télémarketing, etc. », explique le professeur d'économie à l'Université autonome de Madrid Marcel Jansen, cité par l'AFP.

Mais surtout, les entrepreneurs espagnols ont pris l'habitude de considérer que « leurs travailleurs peuvent être utilisés et jetés comme des kleenex », assène cet économiste pourtant libéral, en constatant que « la rotation est démesurée ». « Il y a beaucoup de contrats d'une seule semaine et dernièrement on parle d'un boom des contrats d'un jour! »

Dans ces conditions et vu que l'Institut national de la statistique (INE) ne considère pas comme chômeur la personne qui travaille « au moins une heure » par semaine, le doute est permis quant à la nature réelle de la réduction du chômage.

D'autant, en outre, que 1.018.090 étrangers et 306.660 Espagnols ne trouvant pas un travail ont quitté le pays au cours du dernier lustre, indique le même INE.

La précarité de l'emploi ne touche pas seulement commerce, hôtellerie, métiers de la propreté ou télémarketing. Elle concerne jusqu'à « la santé publique avec des médecins et infirmières recrutés pour un week-end, un remplacement », déplore Manuel Lago, économiste de Commissions ouvrières (CCOO), premier syndicat du pays.

Au cours des dix dernières années, « 161 millions de contrats de travail ont été signés dans un pays dont la force de travail compte 14,5 millions de personnes en moyenne », dit-il. « Cela signifie que les gens n'arrêtent pas d'entrer et de sortir des entreprises et de changer de poste, d'activité, de secteur, à un rythme frénétique ».

La très controversée réforme du travail instaurée en 2012 par le gouvernement de Mariano Rajoy a notamment créé, pour les entreprises de moins de 50 salariés, un contrat à durée indéterminée avec une « période d'essai d'un an », au terme de laquelle l'employeur peut licencier sans explication ni indemnisation.

La pauvreté menace 28,6 % de la population et frappe 22,2 % des travailleurs

La Loi travail française qui agite aujourd'hui l'Hexagone s'inspire de l'espagnole. Si la France l'instaurait réellement, l'Europe entière devrait probablement dévaluer davantage encore ses salariés pour résister à la concurrence vers le bas de Paris et Madrid.

Le revenu est en effet aussi au coeur du débat. « Il y a eu [en Espagne] une nette augmentation des travailleurs pauvres gagnant moins de 690 euros » par mois, souligne l'économiste Raymond Torres, conseiller spécial du directeur général de l'Organisation internationale du travail (OIT).

Selon la même OIT, 22,2 % des personnes assumant un emploi rémunéré en Espagne sont pauvres. Dans un pays où l'austérité néolibérale élargit les inégalités sociales, il est donc devenu possible de travailler pour demeurer ou même devenir pauvre.

Et, travailleurs ou non, 28,6 % des 46 millions d'habitants de l'Espagne étaient l'an dernier « en risque de pauvreté et d'exclusion sociale » ajoute l'INE. Parmi les 4.791.400 chômeurs que cet institut officiel recense encore, à peine 52,9 % perçoivent une indemnité, selon le syndicat CCOO. En 2011, lorsque le PP et Mariano Rajoy arrivèrent au pouvoir, le taux de couverture était de 71,4 %.

Bref, l'Espagne démontre que croissance et progrès social ne vont plus de pair dans le paysage dessiné par la globalisation néolibérale, dont l'Union européenne actuelle est l'un des rouages.

L'Europe ? Oui, mais pas celle-là.

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