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Cuba, l'absente omniprésente à Carthagène (Colombie)
Le VIe Sommet des Amériques mesure le déclin des États-Unis
 

par Christian GALLOY, directeur de LatinReporters.com

BOGOTA / MADRID, vendredi 13 avril 2012 (LatinReporters.com) - Mise en demeure d'accepter Cuba à tout sommet postérieur, débat forcé sur l'échec de décennies de lutte contre la drogue, recul commercial au profit de la Chine, montée en puissance du Brésil et unification progressive de l'Amérique latine: ces paramètres mesureront le déclin relatif des États-Unis au VIe Sommet des Amériques, les 14 et 15 avril en Colombie.

L'épreuve est incommode pour le président états-unien Barack Obama au moment où il doit raffermir son image pour assurer sa réélection en novembre. Le thème officiel du sommet, "Partenaires pour la prospérité", n'éclipsera pas des débats encombrants pour la Maison blanche. D'autant que le truculent président vénézuélien Hugo Chavez, bête noire de Washington, a confirmé sa présence malgré son cancer. [Présence finalement annulée sur recommandation des médecins du président Chavez, parti samedi à Cuba pour un nouveau cycle de radiothérapie - Ajout du 14 avril 2012]

Influence du Brésil et de la Chine

Près de vingt ans après le Ier Sommet des Amériques, en 1994 à Miami à l'initiative du président Bill Clinton, avec l'ambition frustrée d'imposer le libre-échange de l'Alaska à la Terre de Feu, la réalité économique et politique du continent n'est plus la même.

Le Brésil de la présidente Dilma Rousseff, héritière du toujours très populaire Luiz Inacio Lula da Silva, symbolise peut-être le mieux le nouveau visage de l'Amérique latine. Désormais sixième économie mondiale, le géant sud-américain utilise son poids politico-économique régional pour promouvoir, sans radicalisme idéologique, l'autonomie latino-américaine et en faire un levier pour tenter de s'ériger en acteur planétaire global.

Un rapport de la Commission économique pour l'Amérique latine et les Caraïbes (Cepal, commission régionale de l'ONU) indique que la part des États-Unis dans le commerce latino-américain a subi ces dernières années une baisse très prononcée. Elle est passée de 59,7% en 2000 à 40,1% en 2010.

Par contre, le commerce entre l'Amérique latine et la Chine explose. Il s'est accru de 160% depuis 2006, atteignant 180 milliards de dollars en 2011. La secrétaire générale de la Cepal, Alicia Barcena, souligne toutefois que ces chiffres reflètent surtout l'achat par la Chine de matières premières et d'aliments et elle avertit que des exportations centrées sur les matières premières risquent de générer "une nouvelle dépendance" qui freinerait la modernisation industrielle de l'Amérique latine.

Le Fonds monétaire international (FMI) a relevé pour 2011 une croissance de 4,6% du produit intérieur brut (PIB) de l'Amérique latine et des Caraïbes, contre 1,8% aux États-Unis et 1,6% dans l'Union européenne. Pour 2012, le FMI prévoit pour les mêmes ensembles des croissances respectives de 3,6%, 1,8% et -0,1%. Les pays latino-américains semblent donc demeurer relativement à l'abri d'une crise globale qui menace encore les États-Unis et s'aggrave en Europe.

Dans ces conditions, au VIe Sommet des Amériques, dans la ville colombienne de Cartagena de Indias (Carthagène des Indes), Barack Obama sera moins un donneur de leçons qu'un quémandeur de ressources énergétiques et de nouvelles opportunités pour les entreprises américaines.

L'OEA concurrencée par la Celac

Politiquement, le fossé creusé par dix ans de déferlante rose-rouge sur l'Amérique latine débouche progressivement sur un divorce institutionnel. Alors que le Sommet des Amériques est chapeauté par l'Organisation des États américains (OEA), influencée par Washington où elle siège, l'Amérique latine s'est dotée d'une alternative continentale en mettant sur les rails en décembre dernier à Caracas la Communauté des États latino-américains et des Caraïbes (Celac).

Le continent américain compte 35 pays. L'OEA et donc le Sommet des Amériques en regroupent 34, Cuba refusant de souscrire aux exigences de la démocratie occidentale. La Celac, elle, en compte 33, y compris Cuba, soit tous les pays du continent sauf deux tenus à l'écart, les États-Unis et le Canada.

Déjà principal artisan de l'Union des nations sud-américaines (Unasur), le Brésil est aussi le moteur essentiel de la Celac, lancée sans barrières idéologiques comme forum de concertation politique et économique échappant à la tutelle de Washington. Sa présidence annuelle tournante est assumée cette année par le Chili. Cuba lui succédera en 2013, jouissant alors d'une sorte de prééminence quasi continentale qui sera en soi un camouflet inédit infligé aux États-Unis.

Un rapport diffusé l'an dernier à Washington par l'institut Inter-American Dialogue considérait la Celac et l'Unasur comme des preuves concrètes de la réduction de l'autorité politique des États-Unis en Amérique latine. Dans le même ordre d'idée, un diplomate brésilien cité par l'agence espagnole Efe estime aujourd'hui "paradoxal" que le Sommet des Amériques, né à l'initiative des États-Unis, soit devenu l'une des enceintes où la politique de Washington est critiquée le plus ouvertement.

L'inévitable question cubaine

Les critiques ont fusé avant même la réunion du VIe Sommet à cause du refus des États-Unis, partagé par le Canada, d'y inviter Cuba pour manquements à la démocratie. L'hôte du sommet, Juan Manuel Santos, président colombien de centre droit et partenaire privilégié de Washington dans la région, a évité de justesse le boycott de la réunion de Carthagène par les pays de la gauche radicale. Seul le président de l'Équateur, Rafael Correa, laisse sa chaise vide par solidarité avec La Havane.

Mais le même Juan Manuel Santos avertissait le 8 avril, dans une interview au quotidien colombien El Tiempo, qu'un rendez-vous continental postérieur au VIe Sommet des Amériques "n'aurait aucun sens sans Cuba". "Après tout, Cuba est un pays américain" insistait le même jour le président colombien sur les antennes de sa télévision publique, invitant Washington à faire preuve de "pragmatisme", car "le monde évolue".

En clair, un allié traditionnel des États-Unis tel que la Colombie, ainsi qu'auparavant le Venezuela et les autres pays de l'Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (l'ALBA, qui réunit Venezuela, Cuba, Bolivie, Nicaragua, Équateur, la Dominique, Antigua-et-Barbuda et Saint-Vincent-et-les-Grenadines), comme aussi probablement et surtout la présidente brésilienne Dilma Rousseff, reçue lundi pour la première fois à la Maison blanche, ont averti Barack Obama qu'un VIIe Sommet des Amériques, dans trois ou quatre ans, serait mort-né si Cuba n'y était pas invitée.

Cette mise en demeure et la condamnation par tous les pays latino-américains de l'embargo imposé depuis un demi-siècle par Washington à l'île communiste en disent long sur le déclin de l'influence états-unienne au sud du Rio Grande.

Éventuelle dépénalisation des drogues en débat

Outre cette controverse sur Cuba, qui fait de l'île des frères Castro l'absente omniprésente au sommet, le président des États-Unis, attendu ce vendredi soir à Carthagène, va subir un embarrassant débat sur le fiasco apparent de 40 ans de lutte musclée contre le narcotrafic.

Partant du constat que "la consommation et la production de drogue sont toujours plus importantes", malgré des années de lutte gouvernementale sur le continent allant parfois jusqu'à une militarisation jugée propice aux intérêts de Washington, le président du Guatemala Otto Pérez Molina proposera au VIe Sommet des Amériques que l'OEA étudie d'ici le mois de juin, sous l'angle d'un problème de "santé publique" comme à propos de l'alcool et du tabac, l'opportunité d'une éventuelle dépénalisation contrôlée de la production, du transport et de la distribution des drogues. Cela pour mettre fin à un schéma dans lequel les États-Unis, opposés à toute légalisation, concentrent aujourd'hui l'essentiel des acheteurs toxicomanes et l'Amérique latine la quasi totalité des morts liées sur le continent au narcotrafic, quelque 50.000 rien qu'au Mexique depuis 2006.

La complicité de la Colombie a été décisive, sinon pour envisager avec bienveillance une improbable dépénalisation des drogues, du moins pour mettre au menu du sommet la nécessité de rechercher une politique réellement efficace contre le narcotrafic et ses dommages sur la sécurité publique et la démocratie.

"La Colombie est très intéressée à pouvoir contribuer à cette discussion" sur les drogues a déclaré le président colombien Juan Manuel Santos. Son pays est le premier producteur mondial de cocaïne, privilège négatif que lui dispute aujourd'hui le Pérou voisin. Évoquant la multitude de morts violentes dues en Colombie au narcotrafic, qui finance tant les paramilitaires que les guérillas d'extrême gauche, le président Santos constate qu'"après tant de sacrifices, il semble qu'on pédale sur une bicyclette statique, car ce négoce se poursuit". Il en conclut qu'il vaut la peine de rechercher s'il existe "des alternatives moins coûteuses et plus efficaces" pour juguler ce fléau.


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