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Tollé soulevé par la violente répression d'une marche indigène
Bolivie - Evo Morales recule : projet routier du Tipnis suspendu
 

LA PAZ, mardi 27 septembre 2011 (LatinReporters.com) - Reculant face au tollé soulevé dans le pays par la dure répression policière, dimanche, de marcheurs indigènes amazoniens opposés à un projet de route traversant leur territoire, le président de la Bolivie, l'Amérindien de gauche Evo Morales, a proclamé lundi soir à La Paz la "suspension" de ce projet. Il a aussi "répudié" la violence "impardonnable" de sa police et annoncé une commission d'enquête sur les événements.

Dans une allocution radio-télévisée, en direct du palais présidentiel, Evo Morales a déclaré "suspendu le projet de route dans le Territoire indigène et Parc national Isiboro Secure (Tipnis)", le temps que les départements concernés, ceux de Cochabamba (centre) et de Beni (nord), se prononcent sur la question. Il n'a pas précisé la durée de la suspension, mais lorsqu'il avait évoqué il y a quelques jours un référendum régional sur le projet, des fonctionnaires avaient suggéré un délai de six mois à un an pour organiser la consultation.

Crainte d'une colonisation par les cocaleros

La route de 300 km couperait en deux la réserve écologique du Tipnis. Cette terre ancestrale de 50.000 Indiens de l'Amazonie bolivienne s'étend sur un million d'hectares. Co-financé par le Brésil voisin, le projet faciliterait en principe les liaisons sur trois fronts simultanés : entre les départements boliviens, entre la Bolivie et le Brésil et entre ce géant sud-américain et les ports péruviens sur le Pacifique.

Mais, outre l'impact écologique sur leur parc, les autochtones du Tipnis disent redouter que le président bolivien ne facilite, avec la nouvelle route, la colonisation de leur territoire par des cultivateurs de coca, matière première de la cocaïne. Soucieux de conserver l'une de ses assises politiques et syndicales, Evo Morales est aujourd'hui encore le principal dirigeant des cocaleros de la région du Chapare, voisine du Tipnis, et il leur a promis de nouvelles terres.

L'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC) soulignait le 12 septembre dernier que depuis l'arrivée d'Evo Morales au pouvoir, début 2006, les plantations de coca sont passées de 25.400 à 31.000 hectares, soit deux fois et demie la surface autorisée par la loi bolivienne pour couvrir l'usage traditionnel de la coca, notamment son masticage. Les observateurs en déduisent que l'excédent est nécessairement dérivé vers les laboratoires de cocaïne.

La cocaïne bolivienne était entrée bruyamment dans la campagne pour l'élection présidentielle brésilienne d'octobre 2010. Le candidat social-démocrate José Serra, battu au second tour par Dilma Rousseff, avait posé devant des journalistes une question peu diplomatique : "Croyez-vous que la Bolivie peut exporter 90% de la cocaïne consommée au Brésil sans la complicité de ce gouvernement [d'Evo Morales] ?"

Droit constitutionnel des indigènes à la consultation bafoué

Autre grief des indigènes du Tipnis: ils n'ont pas été consultés sur le projet routier. Or, l'article 30 de la Constitution de l'Etat "plurinational" et "interculturel" qu'est officiellement la Bolivie d'Evo Morales consacre la consultation sur "les mesures législatives ou administratives susceptibles de les affecter" comme l'un des droits des "nations et peuples indigènes originaires" vivant dans le pays.

S'il était réellement étendu aux départements de Cochabamba et Beni, le référendum suggéré par Evo Morales détournerait la signification de cet article 30 en noyant la volonté des indigènes du Tipnis dans un ensemble de populations que le projet contesté inquiète peu ou moins.

Devant la négative du président Morales de reconsidérer le tracé routier, quelques 1.500 indigènes -hommes, femmes et enfants- avaient entamé une lente et longue marche de plus de 600 km vers La Paz. La marche en était dimanche à mi-parcours et à son 41ème jour, lorsque quelque 500 policiers surprirent les protestataires se préparant à dîner entre leur tentes dressées sur le territoire municipal de Yucumo.

Evo Morales a reconnu la violence de l'intervention policière. Gaz lacrymogène, coups de poings, coups de crosse, rubans adhésifs bâillonnant la bouche ou menottant les poignets, protestataires traînés au sol avant d'être jetés dans des camionnettes ou des autobus, femmes en pleurs, enfants égarés... Malgré la confiscation de caméras par la police, ce tumulte dramatique a pu être filmé et livré à la stupeur des téléspectateurs, des internautes et du président bolivien.

Le gouvernement nie tout décès ou disparition, mais, avalisés par des prélats, des porte-parole indigènes font état d'au moins un bébé tué, une vingtaine de marcheurs blessés et 37 autres disparus. L'intervention policière a été condamnée par des défenseurs de droits de l'Homme et profondément déplorée par la délégation de l'ONU en Bolivie.

Démission de la ministre de la Défense

Plus de 40 jours de protestation des natifs du Tipnis ont fortement érodé l'image d'écologiste et d'indigéniste dont Evo Morales se prévaut. "Morales, premier président amérindien de Bolivie, et auteur d'une Constitution plaçant l'indigène au coeur de la nation, se trouvait lundi encore plus en porte-à-faux après l'intervention de police de dimanche" écrit l'AFP.

Le coup le plus cinglant lui a été porté par sa ministre Cecilia Chacon, première femme titulaire en Bolivie du portefeuille de la Défense. Elle a démissionné lundi, reprochant au gouvernement d'avoir manqué "au dialogue, au respect des droits de l'Homme, à la non-violence et à la défense de la Terre Mère".

A Rurrenabaque, des habitants ont convergé vers l'aéroport pour libérer quelque 300 indigènes délogés de Yucumo, a révélé le maire local, Yerko Nuñez. La police s'apprêtait à renvoyer les Indiens dans leur région d'origine.

A La Paz, à Santa Cruz et dans diverses autres villes et localités, des syndicats, des associations d'indigènes, des écologistes, des défenseurs des droits de l'Homme, des opposants et des ex-partisans d'Evo Morales ont protesté publiquement ou se préparent à le faire. La Centrale ouvrière bolivienne (COB), principal syndicat du pays, à convoqué une grève générale pour mercredi. En outre, les rescapés de Yucumo veulent reprendre leur longue marche.

Evo Morales a prétendu à plusieurs reprises que les révoltés du Tipnis seraient manipulés par les Etats-Unis. Le ministre de l'Intérieur, Sacha Llorenti, explique que leur neutralisation visait à éviter de graves affrontements avec des groupes de cocaleros qui voulaient stopper la marche.

La colère sociale, notamment et surtout dans les communautés indiennes, bases théoriques de son pouvoir, avait déjà contraint Evo Morales à reculer en décembre dernier. Se prévalant de "gouverner en obéissant au peuple", il avait annulé peu avant le nouvel an, cinq jours après l'avoir décrétée, une hausse aussi impopulaire que spectaculaire, jusqu'à 82%, du prix des carburants.


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