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Normalisation Cuba - Espagne : histoire, idéologie et realpolitik

Miguel Angel Moratinos, ministre espagnol des Affaires extérieures (à gauche), reçu à La Havane par son homologue cubain Felipe Perez Roque (2 avril 2007)
Photo Jorge Luis Gonzalez / Granma
par Christian Galloy
Analyste politique
Directeur de LatinReporters


MADRID, vendredi 6 avril 2007 (LatinReporters.com) - Elargissant la brèche dans les réserves ou l'hostilité occidentales à l'égard du régime castriste, l'Espagne socialiste de José Luis Rodriguez Zapatero a normalisé ses relations avec Cuba. L'histoire, l'idéologie et la realpolitik expliquent ce revirement dont les modalités, critiquées par la dissidence cubaine, bousculent la position commune européenne.


La normalisation a été concrétisée par le ministre espagnol des Affaires extérieures et de la Coopération, Miguel Angel Moratinos. Reçu le 2 et 3 avril à La Havane par son homologue cubain Felipe Perez Roque et par Raul Castro, ministre des Forces armées et chef de l'Etat par intérim depuis l'hospitalisation de son frère Fidel en juillet 2006, M. Moratinos y a signé notamment ce que la délégation espagnole a dénommé "Accord pour l'établissement de consultations politiques incluant un dialogue en matière de droits de l'homme".

"L'Espagne est à nouveau un interlocuteur privilégié" a affirmé Felipe Perez Roque, satisfait de ce qu'il appelle "une rectification, un changement de cap". Le chef de la diplomatie cubaine a néanmoins précisé que le dossier des "mercenaires" -les prisonniers politiques, plus de 300 selon l'Union européenne (UE)- "n'était pas à l'agenda... C'est un problème interne à Cuba". M. Moratinos a refusé de recevoir des dissidents, déléguant à cet effet, au lendemain de sa visite, un haut fonctionnaire espagnol boudé par les principaux opposants.

Plutôt qu'un changement cap, il s'agit d'un revirement, d'un retour de l'Espagne aux relations bilatérales historiques avec son ancienne colonie après le durcissement imprimé par le gouvernement conservateur de José Maria Aznar (1996-2004). Le 5 juin 2003, sous l'impulsion de M. Aznar, des sanctions communautaires diplomatiques furent décrétées par l'UE contre La Havane après l'emprisonnement de 75 opposants et l'exécution de trois candidats à l'exil qui avaient pris le contrôle d'une embarcation emplie de touristes. Suspendues à l'initiative du gouvernement espagnol de M. Zapatero depuis le 31 janvier 2005, malgré l'avis contraire de dissidents cubains et de plusieurs pays européens et sous réserve de réexamens périodiques (le prochain aura lieu en juin), ces sanctions comprenaient la restriction des visites de haut niveau, une réduction de la participation européenne aux événements culturels cubains, ainsi que l'invitation de dissidents par les ambassades européennes à La Havane lors de dates significatives.

Historiquement, même la dictature franquiste avait maintenu des liens avec la révolution castriste. Mort en 1975, Franco s'est toujours refusé à observer le blocus imposé par les Etats-Unis à l'île de Fidel Castro depuis 1962. Le dictateur espagnol était galicien et le dictateur cubain est le fils d'un émigré espagnol venu de Galice faire fortune à Cuba.

En outre, dans le subconscient collectif espagnol, pardonner la révolution cubaine harcelée par Washington, voire lui sourire, pourrait être une forme de revanche durable contre les Etats-Unis, dont la flotte anéantissait en 1898 devant Santiago de Cuba l'escadre de l'amiral Cervera. Donnant l'estocade à l'Empire espagnol, le "Désastre de 1898", comme on l'appelle depuis, a profondément marqué l'évolution politique, économique et culturelle d'une Espagne alors contrainte de se replier sur elle-même.

Quant à l'influence de l'idéologie dans l'actuelle normalisation hispano-cubaine, avec le camouflet implicite qu'elle inflige à Washington, il faut rappeler que le socialiste José Luis Rodriguez Zapatero a remporté les élections législatives de 2004 grâce surtout à son opposition à la guerre déclenchée par les Etats-Unis en Irak et grâce à l'émotion soulevée par les attentats islamistes de Madrid (191 morts, 1.824 blessés) perpétrés trois jours avant le scrutin en représailles à la décision du gouvernement de M. Aznar de participer à cette guerre.

Le conservateur José Maria Aznar misait autant, sinon plus, sur les relations transatlantiques que sur l'Europe et il se voulait l'allié privilégié des Etats-Unis sur le Vieux Continent. Prenant quasi en tout, sauf en politique économique nationale, le contre-pied de son prédécesseur, José Luis Rodriguez Zapatero maintient ou subit dans ses relations diplomatiques avec Washington le minimum fonctionnel et protocolaire, sans le moindre sommet bilatéral que George W. Bush ne paraît lui-même pas souhaiter.

Le président américain a peu apprécié non tant le retrait des militaires espagnols d'Irak, décidé par M. Zapatero conformément à sa promesse électorale, que le caractère hâtif et non concerté de ce retrait, au détriment de la sécurité des troupes alliées et à la satisfaction d'Al-Qaida, ainsi convaincue de l'efficacité du terrorisme islamiste, en l'occurrence des attentats de Madrid.

En Amérique latine, José Luis Rodriguez Zapatero salue avec sympathie, malgré quelques inquiétudes, l'avènement des nouvelles gauches. Cuba demeurant la principale bête noire, désormais avec le Venezuela, des Etats-Unis dans la région, la normalisation hispano-cubaine s'inscrit naturellement dans la distanciation entre Madrid et Washington. En envoyant à La Havane son chef de la diplomatie, unique ministre de l'UE à s'y être rendu depuis la crise de 2003, M. Zapatero a donné, volontairement ou non, plus de relief à cette distanciation. Il est vrai que l'antiaméricanisme ambiant en Espagne peut, s'il ne devient pas outrancier, contribuer à une nouvelle victoire socialiste aux législatives espagnoles de 2008.

Expliquant elle aussi la normalisation, la realpolitik s'appuie sur les chiffres. L'Espagne est le 3e partenaire commercial de Cuba, après le Venezuela et la Chine. Les échanges bilatéraux s'élevaient en 2006 à 932 millions de dollars, en croissance de 23% par rapport à 2005. Parmi les entreprises étrangères inscrites à la Chambre de commerce de Cuba, 34% sont espagnoles.

La participation espagnole s'étend à 31% des entreprises à capital mixte, très présentes dans le tourisme, le tabac et les hydrocarbures. Selon l'Union européenne, l'Espagne assurait 43% (525 millions de dollars) des exportations des pays communautaires vers Cuba en 2004 (1,2 milliard de dollars). La normalisation pourrait par ailleurs favoriser la réouverture du dossier de la dette bilatérale. Cuba doit à l'Espagne 1,4 milliard de dollars.

Enfin, la realpolitik va au-delà de l'économie. La longue hospitalisation de Fidel Castro rend désormais palpable l'après-castrisme. Dans ce contexte, malgré les critiques de la dissidence et les doutes de partenaires européens, l'Espagne estime "impensable", comme l'a dit M. Moratinos, de ne pas développer à Cuba "une politique constructive et de dialogue" dans laquelle Madrid espère entraîner l'Union européenne. Il y va du leadership que l'Espagne, à tort ou à raison, croit assumer dans les relations entre l'Europe et l'Amérique latine.



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