Barack Obama à Cuba du 20 au 22 mars 2016 pour le premier voyage d'un président américain sur l'île depuis 1928
Cuba - États-Unis : clés et perspectives d'un scénario inédit

par Luismi UHARTE,
docteur en Études latino-américaines et professeur à l'Université du Pays basque
 

(Traduit par LatinReporters.com / 17 mars 2016)
L'ouverture en juillet 2015 de l'ambassade de Cuba aux États-Unis et le début officiel du processus de normalisation de relations entre les deux pays fin 2014 ont été possibles grâce à la conjonction de diverses raisons : d'ordre domestique, économique et géopolitique. Cela a configuré un scénario inédit et une tendance difficilement réversible, indépendamment des changements possibles dans les exécutifs des deux pays.

La raison fondamentale pour comprendre le nouveau scénario est, selon Jésus Arboleya, professeur de l'Institut supérieur [cubain] de relations internationales, l'échec de la stratégie historique des États-Unis qui reposait sur deux piliers : asphyxie économique (via l'embargo) et isolement politique (régional et international).

Au début du 21e siècle, cette stratégie devint inefficace, Cuba ayant surpassé les années les plus critiques de la période spéciale et ayant réussi à s'insérer partiellement dans l'économie internationale, se réintegrant en outre progressivement dans la région (CELAC, Petrocaribe…). Paradoxalement, Washington se retrouvait de plus en plus isolé.

Clés du virage

Un facteur de grande importance pour l'impulsion du processus est le profil présidentiel tant de Barack Obama que de Raul Castro. Il est très improbable qu'un dirigeant républicain ou un leader traditionnel du Parti démocrate eussent fait un pari de cette nature. L'actuel locataire de la Maison Blanche se distingue par un profil plus pragmatique qu'idéologique, mis en évidence sous deux aspects : il est conscient d'une nouvelle réalité sociologique qui montre une population de plus en plus favorable au dégel; il est l'objet d'une notable pression du monde patronal qui a en projet des affaires dans l'île.

Ce profil plus pragmatique se manifeste par sa flexibilité pour enterrer la vieille stratégie et miser sur de nouvelles méthodes, plus sophistiquées, mais visant en tout cas à la même fin, la domination de la plus grande des Antilles, précise Manuel Orrio, ex-fonctionnaire de la sécurité de l'État [cubain].

La figure de Raul Castro a aussi été décisive. Selon Arboleya, Fidel Castro est un symbole de la résistance, de la non claudication, tandis qu'il revint à Raul de conduire le début de changements d'une profondeur énorme, relevant tant de la transformation du modèle économique que de la géopolitique. Chacun a joué son rôle et il appartiendra à la prochaine génération qui prendra la relève de couronner le changement, à partir de 2018.

Un élément de poids croissant, d'ordre économique, est la pression du lobby patronal regroupé au sein de la Chambre de commerce des États-Unis. Il interpelle chaque fois avec plus de force les deux partis de l'establishment.

Trois secteurs du monde des affaires se distinguent : d'une part, l'influente « Coalition agricole des États-Unis pour Cuba », qui rassemble les 90 entreprises agro-industrielles les plus puissantes (Cargill, Bunge …); d'autre part, les entreprises de télécommunications, très intéressées par la condition de Cuba de territoire « quasi » vierge; enfin, le secteur du tourisme, qui évalue à plus d'un million le nombre d'Étasuniens qui visiteraient l'île après la fin de l'embargo, soit une hausse de 33 % du tourisme annuel total que reçoit Cuba.

Le journaliste Fernando Ravsberg nous révèle que même quelques vieux magnats qui ont fui après la Révolution, comme Fanjul, le « roi du sucre », et les Bacardí prétendent aussi faire des affaires dans l'île.

La remise en ordre géopolitique et plus concrètement le processus d'intégration latino-américaine est une autre variable transcendantale. Arboleya affirme que la grande majorité des pays de la région avertirent la Maison Blanche que Cuba devait participer au prochain sommet des Amériques et il en fut ainsi. Les États-unis ont donc perdu leur ancien droit de veto.

Parallèlement, la nouvelle scène multipolaire permet à La Havane de négocier à partir d'une position plus forte, puisque sa relation croissante avec trois membres des BRICS (Chine, Russie et Brésil) lui donne une plus grande marge de manœuvre. L'important investissement brésilien dans la construction de la Zone spéciale de développement du Mariel en est un indicateur.

L'ultime clé serait le profil des nouvelles générations de Cubano-Américains : d'une part, les fils et petits-fils de la bourgeoisie qui s'en alla sont beaucoup moins dogmatiques que leurs parents; d'autre part, les migrants les plus récents, non « politiques » mais « économiques », partirent afin d'améliorer leurs conditions de vie. Pour eux, l'embargo est un problème multiple (difficulté de voyager, d'envoyer de l'argent, de se retrouver en famille …).

Les enquêtes récentes illustrent ce changement et même au niveau électoral les attitudes intransigeantes envers Cuba ne procurent déjà plus les avantages du passé. Il est significatif que lors des élections de congressistes de 2014 le candidat d'Obama obtint de bons résultats en Floride en tenant un discours pro-réconciliation.

Perspectives à court et moyen terme

En ce qui concerne l'embargo, Arboleya estime que la loi Helms-Burton ne sera pas abrogée, mais qu'il se produira plutôt un démontage progressif au moyen d'amendements permettant l'échange et la coopération. En fait, on négocie déjà dans vingt secteurs, tels que le contrôle des côtes, le trafic de stupéfiants, la poste, le trafic de personnes, etc.

Washington continuera de chercher à provoquer un changement de système à Cuba, mais avec une nouvelle stratégie basée sur la guerre culturelle, c'est-à-dire la pénétration silencieuse via l'expansion des télécommunications, Internet, les échanges intellectuels et artistiques, ainsi que l'avalanche de tourisme gringo … En résumé, la confiance dans l'american way of life comme puissant horizon séducteur.

La Havane, pour sa part, continuera à exiger la fin de l'embargo, la restitution de la base de Guantanamo et le respect de la souveraineté nationale. Avec la conscience que la relation avec les États-Unis ne sera jamais normalisée, vu la condition intrinsèquement coloniale de la puissance du nord, la meilleure arme de Cuba sera, pour la nouvelle période, non un discours abstrait de défense d'un socialisme en train de se redéfinir radicalement, mais la « cubanité », expression d'un nationalisme anti-impérialiste qui demeure majoritaire et transversal à toutes les idéologies et générations.

[ Source : http://www.otramirada.pe/cuba-eeuu-claves-y-perspectivas-de-un-escenario-in%C3%A9dito ]

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