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"Plan systématique d'élimination physique"?
Crimes du franquisme: la justice argentine rouvre l'enquête close en Espagne

BUENOS AIRES / MADRID, 5 septembre 2010 (LatinReporters.com) -
Statuant en appel, un tribunal fédéral argentin a relancé le 3 septembre l'enquête sur les crimes contre l'humanité commis en Espagne pendant la guerre civile et sous la dictature franquiste qui s'ensuivit pendant près de 40 ans. Le tribunal a ainsi donné raison à des descendants de victimes espagnoles du franquisme, déboutés de leur plainte introduite le 14 avril dernier devant une autre instance judiciaire argentine.

Sous les auspices d'organisations humanitaires telles que Servicio de Paz y Justicia, dirigée par l'Argentin Adolfo Pérez Esquivel, Prix Nobel de la Paix 1980, les plaignants avaient saisi la justice argentine par solidarité avec le célèbre juge espagnol Baltasar Garzon. Ce dernier, suspendu en Espagne et détaché provisoirement à la Cour pénale internationale de La Haye, sera prochainement jugé à Madrid pour prévarication présumée lors de sa propre enquête sur les crimes du franquisme, avortée fin 2008.

Crimes imprescriptibles

Close en Espagne, l'enquête va donc se poursuivre en Argentine au nom de l'universalité de la justice en matière de crimes contre l'humanité imprescriptibles.

Selon les historiens, la guerre civile espagnole (1936-1939) déclenchée par le soulèvement franquiste contre la République a fait plus de 500.000 morts et plus de 100.000 républicains auraient été exécutés après la fin de la guerre et l'accession de Franco au pouvoir

Insistant sur 114.266 disparitions forcées, le juge espagnol Baltasar Garzon avait dénoncé en 2008 les crimes du franquisme perpétrés entre le 17 juillet 1936 et le 31 décembre 1951, les imputant à Franco et ses ministres et généraux de la première époque. La mort notoire et de longue date des accusés, ainsi que l'amnistie votée par le Parlement espagnol en 1977, deux ans après la mort de Franco, rendaient-elles inutile et abusive la procédure pénale ouverte par le juge Garzon? Ses adversaires et ses accusateurs l'affirment.

Aujourd'hui, dans la procédure relancée à Buenos Aires, capitale d'un pays qui a abrogé, conformément au droit international, l'amnistie de ses propres bourreaux militaires, d'éventuels notables de la dictature franquiste encore en vie risquent d'être poursuivis.

Les plaignants demandent en effet l'établissement de responsabilités au cours d'une période beaucoup plus longue que celle considérée par le juge Garzon, allant du début du soulèvement militaire franquiste contre la République espagnole, le 17 juillet 1936, jusqu'aux premières élections démocratiques post-franquistes, le 15 juin 1977, dix-neuf mois après la mort du dictateur.

Même le roi Juan Carlos?

Sont visés "ceux reconnus individuellement pénalement responsables comme auteurs, participants et/ou ayant couvert les faits délictuels dénoncés", à savoir disparitions forcées, exécutions sommaires, tortures et soustractions d'enfants imputées au franquisme.

Sans contredire la large interprétation que permet l'expression "ayant couvert les faits délictuels dénoncés", la plainte devant la justice argentine délimite l'univers dont relèveraient les présumés coupables en demandant "au gouvernement de l'Espagne" de fournir, le cas échéant avec certificat de décès, "les noms et dernier domicile connu des membres des conseils des ministres des gouvernements de l'Etat espagnol en fonction entre le 17 juillet 1936 et le 15 juin 1977"...

"Idem à propos des commandants des forces armées, de la garde civile, de la police armée, des directeurs généraux de la sécurité et des dirigeants de la Phalange espagnole pendant la période indiquée"...

"Idem à propos de la liste des entreprises privées bénéficiaires du travail forcé et d'esclave des prisonniers républicains"...


Le roi d'Espagne Juan Carlos en personne (commandant suprême des armées depuis la mort de Franco, en novembre 1975), Adolfo Suarez (président du gouvernement espagnol de 1976 à 1981), Manuel Fraga Iribarne (ministre de l'Information et du Tourisme sous Franco, ministre de l'Intérieur immédiatement après la mort du dictateur et actuel président d'honneur du Parti Populaire), ainsi que divers anciens ministres et chefs militaires ou policiers espagnols également en vie et ayant servi sous Franco pourraient être théoriquement inquiétés ou pour le moins mis en évidence par la justice argentine si les requêtes des plaignants étaient exaucées littéralement.

"Il y a des fous partout"

"Quand nous déposions la plainte, [le président socialiste de la Chambre espagnole des députés] José Bono disait qu'il y a des fous partout" rappelle au quotidien madrilène El Pais le vice-président de l'Association [espagnole] pour la récupération de la mémoire historique (ARMH), Santiago Macias. Il avait fait le voyage de Buenos Aires pour s'associer au dépôt, le 14 avril, de la plainte d'abord rejetée, mais aujourd'hui reconsidérée. "Nous sommes très contents" reconnaît Santiago Macias.

Dans sa sentence signée par les juges Horacio Rolando Cattani et Martin Irurzun, le tribunal fédéral argentin saisi en appel déclare nul le rejet initial de la plainte, estimant notamment que le motif de ce rejet, l'existence supposée d'une procédure identique en Espagne, n'était pas suffisamment accrédité. Et pour cause, puisque l'unique instruction judiciaire des crimes du franquisme jamais ouverte en Espagne, l'instruction menée par le juge Garzon, est close depuis novembre 2008 sans avoir abouti.

Les juges argentins Horacio Rolando Cattani et Martin Irurzun réclament du gouvernement socialiste espagnol de José Luis Rodriguez Zapatero qu'il précise "si effectivement on enquête [en Espagne] sur l'existence d'un plan systématique, généralisé et délibéré visant à terroriser les Espagnols partisans de la forme représentative de gouvernement, moyennant leur élimination physique, mis en oeuvre pendant la période comprise entre le 17 juillet 1936 et le 15 juin 1977".

Qu'il appartienne à un gouvernement socialiste d'imaginer à Madrid une façon honorable de satisfaire ou d'éluder pareille requête est une ironie de l'histoire.


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