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Ombres du passé sur le second tour de l'élection présidentielle
Pérou crispé : duel serré Fujimori-Humala pour la présidence
 

LIMA, vendredi 3 juin 2011 (LatinReporters.com) - "Le pays est polarisé, divisé en deux parties égales. On n'a jamais vu au Pérou pareille rivalité électorale" confiait jeudi à Lima Fernando Tuesta, directeur de l'Instituto de Opinión Pública (IOP). Keiko Fujimori (droite) et Ollanta Humala (gauche) sont à égalité virtuelle dans les derniers sondages pour le second tour, dimanche 5 juin, de l'élection présidentielle. Divisé, le Pérou est aussi crispé par les ombres du passé que les deux candidats n'ont cessé de se jeter à la figure.

Fille de l'ex-président d'ascendance japonaise Alberto Fujimori (1990-2000), qui purge à Lima 25 ans de prison pour crimes contre l'humanité, Keiko Fujimori revient de loin. Elle créait la surprise en survivant le 10 avril au premier tour de la présidentielle, mais avec seulement 23,5% des suffrages, contre 31,7% au lieutenant-colonel retraité Ollanta Humala. Début mai, elle prenait la tête des sondages. Frôlant parfois 7 points, son avantage était encore de 3 points (44,6% contre 41,5% à Humala) dans l'un des trois derniers sondages diffusés à la date limite autorisée, le 29 mai. Un autre sondage limitait néanmoins ce jour-là son avance à 0,9 point et Humala était en tête du troisième, avec 43,8% contre 42,5% à Keiko Fujimori.

Quoique la divulgation sous le manteau d'un ultime sondage interdit de publication augure de la victoire finale de Keiko Fujimori avec 51% des suffrages, Fernando Tuesta pour l'IOP et les gérants des quatre autres principaux instituts de sondage du Pérou parlaient jeudi devant la presse étrangère de "résultats incertains" et de "match nul statistique". Soulignant que les sondages ont une marge d'erreur de plus de 2%, ils croient que "chacun des deux candidats peut gagner".

Keiko et Humala, comme les nomment souvent les médias péruviens, n'ont respectivement que 36 et 48 ans, mais leur victoire ou défaite dépendra largement de l'appréciation de leur passé par les 19,9 millions d'électeurs (sur 29,5 millions d'habitants), dont le vote est obligatoire. Les nuages sombres qui pèsent sur ce passé et leur rappel qui a crispé la campagne électorale inciteront plus à voter contre un candidat qu'à choisir l'autre pour ses qualités. Des troubles graves seraient inévitables si le perdant criait à la fraude électorale.

L'Hispano-Péruvien Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature 2010, avait assimilé le choix entre Humala et Keiko à une alternative "sida ou cancer en phase terminale". Rival malheureux d'Alberto Fujimori à la présidentielle de 1990 et quoique notoirement attaché à un libéralisme de centre droit, l'écrivain a opté pour le "sida" qu'il associait au candidat de la gauche nationaliste, mobilisant l'élite intellectuelle du Pérou contre le supposé "cancer" fujimoriste.

Lourd héritage paternel de Keiko

Le seul fait d'être la fille de l'ex-président incarcéré Alberto Fujimori  vaut à Keiko d'être considérée par beaucoup comme un danger pour la démocratie et la stabilité du pays.

Au-delà de son patronyme, la jeune candidate, députée de la législature sortante, symbolise la continuité d'un projet politique qui, sous son père, relança l'économie et vainquit le terrorisme du Sentier lumineux, mais abrita aussi le plus vaste réseau de corruption de l'histoire du Pérou.

Une victoire de Keiko ouvrirait, selon ses adversaires, une nouvelle étape du projet semi-dictatorial conçu par son père. Elle le nie, mais l'affirmation de son autonomie souffre de la présence dans son entourage de nombreux serviteurs du régime d'Alberto Fujimori.

Bien qu'ayant demandé "pardon au nom du fujimorisme", dont elle se refuse à assumer personnellement les excès, Keiko nourrit elle-même les présomptions en distribuant de la propagande avec la photo de son père. Son gouvernement, dit-elle, fut "le meilleur de l'histoire". Elle jure "sur Dieu" qu'elle n'amnistiera pas l'ex-président si elle est élue, tout en croyant qu'il est innocent.

L'une des pires accusations lancées en fin de campagne électorale contre Alberto Fujimori pour nuire à la candidature de sa fille est d'avoir ordonné la stérilisation forcée de plus de 200.000 Péruviennes au cours des années 90.

Pour mieux l'assimiler à Alberto Fujimori, on rappelle aussi que Keiko fut officiellement, suite au divorce de ses parents,  la Première dame du Pérou, jusqu'en 2000 et à partir de 1994, lorsqu'elle avait à peine 19 ans. On lui reproche par ailleurs le financement avec de l'argent public, ce qu'elle dément, de ses études à l'Université de Boston, aux Etats-Unis.

La place forte de Keiko est Lima, où se concentre le tiers de l'électorat. Axant la campagne électorale de son parti Fuerza 2011 sur la lutte contre la délinquance et la pauvreté, en conservant le modèle d'économie libérale qui a fait du Pérou l'une des locomotives de la croissance latino-américaine, la candidate est soutenue par la majorité des médias et par des personnalités péruviennes telles que l'économiste de réputation mondiale Hernando de Soto, l'archevêque de Lima, Mgr Juan Luis Cipriani, l'ancien Premier ministre Pedro Pablo Kuczynski et un ex-maire de Lima, Luis Castañeda. Ces deux derniers furent respectivement 3e et 5e du premier tour de l'élection présidentielle.

En matière de sécurité publique, Keiko Fujimori a reçu appui et conseils très médiatisés de Rudolph Giuliani, l'ancien maire de New York célèbre depuis les attentats islamistes du 11 septembre 2001.

Contre Humala, un fardeau nommé Hugo Chavez

Ollanta Humala, lui, porte le fardeau des liens noués, lors de sa campagne présidentielle de 2006, avec le président du Venezuela, Hugo Chavez, chef de file de la gauche radicale latino-américaine. Ces liens provoquèrent à l'époque l'union sacrée contre Humala, débouchant le 4 juin 2006 sur la victoire au second tour du social-démocrate Alan Garcia, actuellement président sortant.

Humala reconnaît aujourd'hui avoir commis une "erreur" en s'identifiant ouvertement à Chavez en 2006. Le militaire retraité  a dédié une grande part de sa campagne à nier la continuité de ses contacts avec le leader bolivarien, soulignant ce qui le différencierait désormais du régime vénézuélien, notamment sa volonté de respecter la liberté de la presse et de ne pas instaurer la réélection présidentielle consécutive. Humala revendique aujourd'hui le modèle brésilien instauré par l'ex-président Lula da Silva.

L'ombre la plus sombre pesant sur Humala remonte aux années 90, celles de la lutte contre les maoïstes du Sentier lumineux. Il commandait alors une petite base militaire dans la zone de Madre Mia. Accusé par ses adversaires d'y avoir fait torturer et disparaître des villageois, puis d'avoir soudoyé des témoins pour qu'ils se taisent, Ollanta Humala nie et se dit fier d'avoir combattu le terrorisme. Il rappelle en outre que la justice l'a absous de telles accusations, même si ce verdict n'a jamais joui d'une conviction unanime.

Un témoignage récent que la justice n'a pas encore évalué prétend que Humala aurait accepté, en échange d'argent, l'atterrissage et le décollage d'avions de narcotrafiquants dans la zone qu'il commandait.

Ses créances démocratiques sont aussi mises en doute par le rappel de sa rébellion militaire contre le régime du président Alberto Fujimori, en novembre 2000, et par le consentement, non confirmé, qu'il aurait donné à l'attaque en janvier 2005 du commissariat d'Andahuaylas par 200 ultranationalistes commandés par le major Antauro Humala, frère d'Ollanta. L'attaque fit six morts, dont 4 policiers. Elle visait à obtenir la démission  du président centriste Alejandro Toledo, accusé par les insurgés de corruption et de soumission aux intérêts étrangers, surtout chiliens et américains. Antauro Humala a été condamné à 25 ans de prison.

Réforme de la Constitution et renégociation de "certaines clauses" des accords de libre-échange

Axant aussi sa campagne sur la lutte contre la pauvreté par une redistribution équitable des fruits de la croissance, Ollanta Humala a assorti son programme initial de deux documents complémentaires [1 et 2] et de promesses atténuant la vision étatique et socialisante à cause de laquelle ses adversaires l'assimilent toujours à Hugo Chavez. Il s'est engagé notamment à respecter l'économie de marché, mais en la qualifiant "d'économie nationale de marché", l'approvisionnement du pays, par exemple en gaz du gisement de Camisea, devant être satisfait avant les marchés extérieurs.

Les milieux d'affaires redoutent surtout la proposition d'Humala de réformer la Constitution pour rendre à l'Etat un rôle essentiel dans l'économie, en cohabitation avec les investisseurs privés. L'officier retraité veut aussi taxer les entreprises minières en fonction de l'évolution de leurs profits et renégocier à l'amiable dans une optique nationaliste "certaines clauses" des accords de libre-échange conclus par le Pérou avec les Etats-Unis, la Chine, l'Union européenne, le Japon, le Canada, le Chili, le Mexique et divers autres pays.

Très populaire dans le sud et le centre du Pérou, en particulier parmi les Amérindiens, Ollanta Humala, lui-même métis, est appuyé, on l'a dit, par le prix Nobel de littérature Mario Vargas Llosa et des dizaines d'autres écrivains péruviens. Sont également à ses côtés la Confédération générale des travailleurs du Pérou, le Parti communiste et, malgré l'épisode d'Andahuaylas, l'ex-président Alejandro Toledo (4e du premier tour de la présidentielle).

Les 47 députés de la coalition Gana Perú d'Ollanta Humala et les 21 élus du parti Perú Posible d'Alejandro Toledo pourraient théoriquement, s'ils s'unissaient, contrôler le Congrès (Parlement monocaméral) de 130 députés renouvelé le 10 avril.


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