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Après 2 mois de pouvoir, le "kirchnerisme" reste indéfini tant à l'intérieur qu'à l'extérieur

Argentine: Kirchner tempère son latino-américanisme et se distancie du Brésil

Duo de péronistes: le président argentin Nestor Kirchner (à droite) et son prédécesseur, Eduardo Duhalde. Deux ex-alliés. Bientôt deux ennemis?
Photo Presidencia de la Nación Argentina
par Julio Burdman

BUENOS AIRES, mardi 5 août 2003 (NuevaMayoria.com) - Dans quelques secteurs de la nouvelle administration du président Nestor Kirchner, une série de gestes de confrontation ont provoqué l'incertitude pendant le premier mois. Mais les répercussions de la rencontre de Kirchner avec le président américain George W. Bush et la modération de la stratégie risquée du "double front" (double jeu de coalition, avec le péronisme et avec un parti virtuel de centre gauche) ont montré que dans d'autres cas Kirchner peut agir avec de plus grandes doses de flexibilité. A partir de ces éléments nouveaux, examinons l'évolution de ces deux grandes lignes politiques du gouvernement, en fonction des perspectives à moyen terme.

a. Les virages en politique extérieure

Le gouvernement de Kirchner entame sa gestion le 25 mai dernier en annonçant un alignement sur le Brésil. Après une campagne électorale se référant peu à la politique extérieure, mais orientée de manière évidente contre le "90-tisme" de Carlos Menem (président de 1989 à 1999) et de son ministre des Relations extérieures Guido Di Tella ("alignement automatique" sur les Etats-Unis et "relations charnelles" avec Washington prévalaient alors), les premiers mouvements de la nouvelle administration ratifiaient et approfondissaient la ligne "latino-américaniste". L'investiture présidentielle en présence de vedettes telles que le cubain Fidel Castro et le vénézuélien Hugo Chavez, le voyage initial au Brésil de Kirchner après son élection, les déclarations du ministre des Relations extérieures Rafael Bielsa sur le projet sud-américain et les projections d'approfondissement du Mercosur par la création de nouvelles institutions et l'intensification des relations politiques étaient les éléments de ce repositionnement naissant.

Les perspectives indiquaient aussi que la nouvelle administration tenterait de se rapprocher davantage de l'Europe. La vision du ministre de l'Economie Roberto Lavagna sur cette question, les documents de travail des équipes techniques de l'alors candidat Kirchner (Groupe Calfat et autres) et quelques messages de la campagne électorale établissaient "la nécessité d'approfondir la relation avec l'Union européenne pour contrebalancer l'influence hémisphérique nord-américaine et le projet ALCA" (sigle espagnol de la ZLEA, Zone de libre-échange des Amériques).

Mais après 60 jours de gestion, la politique extérieure -encore dans un processus de définition- subit un virage qu'exprime un ensemble de signaux.

Kirchner commence à ébaucher la stratégie de se différencier du président brésilien Luiz Inacio Lula da Silva. Les critiques formulées off the record avant la réunion de juillet, à Londres, des "Gouvernements progressistes" (ceux dits de la Troisième voie) -critiques selon lesquelles Lula serait "plus catholique que le pape" dans ses objectifs fiscaux et ses relations avec Washington- ont marqué le début d'un éloignement qui s'est vérifié les jours suivants, Lula et Kirchner affichant des attitudes diamétralement opposées.

Tandis qu'à Londres Lula resserrait les liens avec l'Europe et critiquait les Etats-Unis dans une conférence de presse, Kirchner s'y montra enclin à la confrontation avec les Européens. Il profita du contact avec le Premier ministre britannique Tony Blair pour réclamer la souveraineté sur les Malouines, sans élargir le dialogue. La tournée européenne de Kirchner l'opposa aussi aux patrons français (auxquels il fit faux bond, les laissant aux mains du ministre Lavagna, qui n'excusa même pas le président), ainsi qu'aux patrons espagnols, avec lesquels il eut de durs échanges verbaux, leur reprochant notamment les bonnes affaires réalisées sous la présidence de Carlos Menem.

En Europe, Kirchner n'a pas accordé d'interviews à la presse (El Pais de Madrid et le Financial Times de Londres, entre autres, avaient sollicité un entretien). Les médias européens publièrent des articles exprimant la surprise et d'un ton exceptionnellement dur -en particulier dans la presse espagnole- contre le style frontal et agressif du président argentin. Ensuite, les déclarations très dures du ministre argentin de la Planification, Julio De Vido, à la veille de la visite du ministre français de l'Economie et des Finances, Francis Mer, s'inscrivirent dans cet ensemble de signaux.

Et quand sont connues les déclarations peu heureuses déjà mentionnées du président brésilien Lula sur l'égoïsme international des Etats-Unis (qui méritèrent la réponse de l'ambassadrice américaine à Brasilia, Donna Hrinak) et les propositions ambitieuses exprimées par Lula et son chef de la diplomatie, Celso Amorim, sur l'ALCA-light et le leadership du Brésil dans le monde en développement (projets d'alliance avec la Chine, la Russie, l'Inde et l'Afrique du Sud), le président argentin Kirchner, lui, choisit précisément ce moment pour considérer une invitation de George W. Bush comme une occasion de faire progresser la relation bilatérale avec le pays le plus puissant du monde. Et de se distancier ainsi un peu plus de Lula.

Reçu à Washington fin juillet, Kirchner a multiplié les gestes amicaux à l'égard de Bush. Il a accordé des interviews au New York Times et au Washington Post (peu avant son voyage aux Etats-Unis, un journal israélien recueillit sa première interview jamais octroyée à un média étranger). Devant les chefs d'entreprises nord-américains, au Council oh the Americas présidé par David Rockefeller, il recourut amplement à la séduction.

Lors de leur rencontre dans le salon ovale, Bush chercha à désactiver la visite à Buenos Aires du vénézuélien Chavez et à aligner l'Argentine sur les priorités régionales américaines, tandis que Kirchner sollicita un appui dans sa négociation avec le Fonds monétaire international (FMI), sans obtenir des réponse favorable sur ce point. Aussi, pour évaluer les résultats de cette visite à Washington, faut-il désormais observer l'évolution des relations entre l'Argentine et le Venezuela -aujourd'hui la priorité sud-américaine des Etats-Unis- et la tournure de l'accord avec le FMI. Le refus de Bush d'intercéder auprès du FMI pourrait être revu si l'Argentine répondait de manière satisfaisante à sa demande.

Si l'Argentine parvenait à s'accorder avec le FMI sur un excédent fiscal sensiblement inférieur aux 4,25% acceptés par le Brésil, le président brésilien Lula serait mis sur la sellette dans son pays pour excès d'orthodoxie.

b. Relations avec Duhalde et le péronisme

Kirchner assume la présidence de l'Argentine dans des conditions politiques "de terre brûlée" après une crise politico-institutionnelle comparable à un séisme, avec un péronisme fragmenté et quasi acéphale, l'UCR (Union civique radicale) en état de crise terminale et l'absence d'une opposition organisée. Et c'est pour cela que Kirchner peut assumer la présidence avec force en dépit de sa faiblesse initiale exceptionnelle. Il se risque à construire un pouvoir moyennant une stratégie bifrontale, utilisant simultanément le justicialisme (péronisme) et un parti virtuel de centre gauche. L'objectif de ce jeu est au minimum de survivre dans un scénario complexe d'ingouvernabilité et au maximum de dominer le justicialisme par un "mouvement kirchneriste" naissant.

Avec l'ex-président intérimaire Eduardo Duhalde, chef de la plus importance des tendances au sein du péronisme, la relation de Kirchner investi du pouvoir a débuté par des distanciements. Le duhaldisme n'a pas obtenu au gouvernement les postes qu'il demandait et le peu de fonctionnaires duhaldistes qui subsistent encore (l'unique ministre duhaldiste "pur" est celui de la Défense, José Pampuro) furent les moins soutenus. Les remaniements de seconde ligne du pouvoir exécutif, l'affrontement avec Camaño et quelques législateurs, l'exclusion des duhaldistes de la "mesa chica" (petit comité) de la Casa Rosada (palais présidentiel) et les difficultés éprouvées depuis le 25 mai par ceux de Buenos Aires pour joindre Kirchner montrent à l'évidence que les duhaldistes ne gouvernent pas. On ne fit pas grand chose pour éviter que les deux chefs d'entreprise les plus liés à Duhalde, Gualtieri et Eurnekian, n'aient des problèmes dans leurs affaires et avec la Justice. Peu se rappellent, aujourd'hui, de cette présomption que Kirchner serait la marionnette de Duhalde.

Face à la stratégie bifrontale du Président, le péronisme a réagi et a cherché à la contenir. Aussi Kirchner a-t-il commencé à subir ses premiers revers politiques.

La défaite de Manfredotti en Terre de Feu, quoiqu'il ne fût pas le candidat idéal de Kirchner, représenta un faux pas du président, qui avait mobilisé hommes et appuis pour l'élection. Et tandis que Kirchner soutient les candidatures de l'ex-frepasiste* Aníbal Ibarra dans la capitale fédérale et du péroniste indépendant Rovira à Misiones, le péronisme dans son ensemble a décidé d'appuyer, au niveau individuel et de la Commission d'Action Politique qui dirige aujourd'hui le parti, les candidats Puerta à Misiones et Macri à Buenos Aires. (*Frepasiste = membre ou partisan du -Front pays solidaire-, coalition de péronistes dissidents et de militants de centre gauche).

Il convient de souligner que dans cet appui péroniste intervient non seulement l'ex-président Duhalde et les gouverneurs de Buenos Aires et de Cordoba, Solá et De la Sota, mais aussi des "péronistes kirchneristes" de la première heure, tels que les gouverneurs de Jujuy et de Formosa, Fellner -chef de la campagne électorale de Kirchner- et Insfrán.

Quant à la tentative de Kirchner d'obtenir l'ouverture, pour les élections législatives de décembre, des listes de candidats députés nationaux afin d'y inclure des candidats kirchneristes et d'obtenir à la Chambre son propre bloc de 38 à 40 députés, cette tentative trouve ses limites dans les grands districts. Particulièrement à Buenos Aires et à Santa Fe, où le Président voulait placer des ex-frepasistes sur les listes du Parti Justicialiste (péroniste) officiel. Duhalde et Reutemann s'y opposèrent.

Enfin, la situation de Kirchner n'est pas simple au Congrès. Bien que pour le moment la paralysie du Congrès à propos, par exemple, de projet baptisés Compensations Bancaires et Organismes Financiers ou à propos des modifications de la Charte organique de la BCRA (Banque centrale de la République argentine) réponde plus ou moins aux intentions Kirchner et de Lavagna, l'appui des législateurs péronistes apparaît incertain sur d'autres sujets - par exemple, le pli de Zaffaroni. Kirchner ne peut pas encore compter sur les législateurs et cela se fera sentir dans peu de temps.

A la vue de ces premiers résultats et afin de ne pas précipiter un affrontement en plein processus électoral provincial -qui se prolongera jusqu'en novembre-, Kirchner et Duhalde ont conclu un accord de coexistence pacifique. Kirchner ne revient pas sur sa décision de soutenir Ibarra et à Rovira, mais sa stratégie bifrontale se circonscrit essentiellement aux deux districts de ces candidats.

Avec Duhalde -qui s'exprime au nom de son secteur de Buenos Aires et aussi du péronisme en général- l'accord de coexistence est plus tactique que stratégique. Tous deux se nécessitent mutuellement pour affronter avec succès le prochain processus électoral et maintenir la grande popularité du gouvernement. Toutefois, la logique de la concurrence et de la confrontation est débridée. La trêve se prolongera peut-être jusqu'à la fin de l'année ou au moins jusqu'au 14 septembre, date des élections à Buenos Aires. Ensuite, tant la paix Kirchner-Duhalde que la lune de miel entre le gouvernement et la société entreront dans une zone de conflit.

Observations finales : entre le pragmatisme et l'incertitude

Kirchner est arrivé au pouvoir dans un contexte complexe, tant sur le plan économique que politique. Et en dépit de cela, il a engendré de fortes incertitudes par ses premiers gestes démesurés et son affrontement avec le patronat et avec divers facteurs de pouvoir.

Absorbé par la construction politique et sa faiblesse initiale, son gouvernement est encore en pleine étape de définition.

D'une part, le rapprochement avec les économistes de la FLACSO (Facultad Latinoamericana de Ciencias Sociales) et le conflit potentiel avec le ministre Lavagna -qui a joué un rôle important dans la succession Duhalde-Kirchner- ont fait clignoter des signaux d'alarme. En ce qui concerne les militaires et le "nettoyage" de la Cour suprême, le gouvernement a semblé ouvrir trop de fronts conflictuels simultanés.

Mais d'autre part, ces derniers jours apparaissent d'autres signaux qui, sans dévier nécessairement les projecteurs des conflits antérieurs, montrent un Président plus prédisposé à agir avec pragmatisme et conformément aux limites que lui impose la réalité. Les répercussions de la réunion avec Bush et la modération de la stratégie bifrontale débouchent sur un virage en matière internationale -après la tournée agitée en Europe- et dans la relation que maintiendra Kirchner les prochains mois avec son propre parti, y compris dans la coexistence complexe avec son mentor politico-électoral, Eduardo Duhalde.

Ces éléments reflètent un gouvernement oscillant entre le pragmatisme et l'incertitude. Une (in)définition qui, en soi, favorise peu l'anticipation et qui se convertit en une variable de plus à tenir en compte dans les perspectives à long terme.

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