Retour / Back

Discours d'acceptation devant l'Académie suédoise
Le Nobel de littérature Vargas Llosa fustige Venezuela, Cuba, Bolivie et Nicaragua
 

STOCKHOLM, mercredi 8 décembre 2010 (LatinReporters.com) - Appelant à la solidarité avec "ceux qui, comme les Dames en Blanc de Cuba, les résistants du Venezuela, ou Aung San Suu Kyi et Liu Xiaobo, affrontent courageusement les dictatures dont ils pâtissent", le lauréat du Prix Nobel 2010 de littérature, l'écrivain hispano-péruvien Mario Vargas Llosa, a déploré que les gouvernements démocratiques "se montrent souvent bienveillants, non envers eux mais envers leurs bourreaux."

Qualifiés de "pseudo-démocraties populistes et grotesques", la Bolivie et le Nicaragua n'ont pas été épargnés. Politique et littérature, réalité et fiction se révélaient ainsi à nouveau inséparables dans la vision volontairement polémique du monde et du bien et du mal propre à Mario Vargas Llosa, ancien candidat malheureux à la présidence du Pérou (1990). Il prononçait devant l'Académie suédoise, le 7 décembre à Stockholm, son discours d'acceptation du Prix Nobel, qui lui sera remis officiellement le 10 décembre.

Intitulé "Eloge de la littérature et de la fiction", le discours atteste aussi de l'importance de deux pays européens, la France et l'Espagne, dans le parcours de l'auteur de "La ville et les chiens" (1963), "La guerre de la fin du monde" (1983), "Le rêve du Celte (2010), et, au total, d'une quarantaine de romans et d'essais traduits dans plus de vingt langues.

C'est "pour sa cartographie des structures du pouvoir et ses images aiguisées de la résistance de l'individu, de sa révolte et de son échec" que l'Académie suédoise décidait le 7 octobre dernier d'octroyer le Prix Nobel 2010 de littérature á Mario Vargas Llosa.

Nous reproduisons ci-dessous de larges extraits de son discours d'acceptation du 7 décembre, avec liens vers le texte intégral espagnol original et sa traduction.

ÉLOGE DE LA LITTÉRATURE ET DE LA FICTION
Mario Vargas Llosa - Conférence Nobel
Stockholm, 7 décembre 2010

J'ai appris à lire à l'âge de cinq ans, dans la classe du frère Justiniano, au collège de La Salle à Cochabamba (Bolivie). C'est ce qui m'est arrivé de plus important dans la vie. Presque soixante-dix ans après je me rappelle nettement comment cette magie, celle de traduire en images les mots des livres, a enrichi mon existence, brisant les barrières de l'espace et du temps en me permettant de parcourir avec le capitaine Nemo dans son sous-marin vingt mille lieues sous les mers, de lutter aux côtés de d'Artagnan, d'Athos, de Porthos et d'Aramis contre les intrigues qui menaçaient la Reine au temps du retors Richelieu, ou de me traîner dans les entrailles de Paris, devenu Jean Valjean, portant sur son dos le corps inerte de Marius. [...]

"La littérature nous alerte contre toute forme d'oppression"

TEXTE INTÉGRAL
Sans les fictions nous serions moins conscients de l'importance de la liberté qui rend vivable la vie, et de l'enfer qu'elle devient quand cette liberté est foulée aux pieds par un tyran, une idéologie ou une religion. Que ceux qui doutent que la littérature, qui nous plonge dans le rêve de la beauté et du bonheur, nous alerte, de surcroît, contre toute forme d'oppression, se demandent pourquoi tous les régimes soucieux de contrôler la conduite des citoyens depuis le berceau jusqu'au tombeau, la redoutent au point d'établir des systèmes de censure pour la réprimer et surveillent avec tant de suspicion les écrivains indépendants. Ces régimes savent bien, en effet, le risque pris à laisser l'imagination discourir dans les livres, et combien séditieuses deviennent les fictions quand le lecteur compare la liberté qui les rend possibles et s'y étale, avec l'obscurantisme et la peur qui le guettent dans le monde réel. Qu'ils le veuillent ou non, qu'ils le sachent ou pas, les fabulateurs, en inventant des histoires, propagent l'insatisfaction, en montrant que le monde est mal fait, que la vie de l'imaginaire est plus riche que la routine quotidienne. Ce constat, s'il s'ancre dans la sensibilité et la conscience, rend les citoyens plus difficiles à manipuler, à accepter les mensonges de ceux qui voudraient leur faire croire qu'entre les barreaux, au milieu d'inquisiteurs et de geôliers, ils vivent mieux et plus en sécurité. [...]

"J'ai été marxiste et j'ai cru que le socialisme allait être le remède aux injustices sociales"

Dans ma jeunesse, comme maints écrivains de ma génération, j'ai été marxiste et j'ai cru que le socialisme allait être le remède à l'exploitation et aux injustices sociales qui accablaient mon pays, l'Amérique latine et le reste du tiers-monde. Revenu de l'étatisme et du collectivisme, mon passage au démocrate et au libéral que je suis – que je tente d'être – a été long, difficile, et réalisé lentement, à la faveur d'événements tels que l'alignement de la Révolution cubaine, si enthousiasmante au début, sur le modèle autoritaire et vertical de l'Union Soviétique, le témoignage des dissidents qui parvenaient à s'évader des barbelés du Goulag, l'invasion de la Tchécoslovaquie par les pays du Pacte de Varsovie, et grâce à des penseurs tels que Raymond Aron, Jean-François Revel, Isaiah Berlin et Karl Popper, à qui je dois ma revalorisation de la culture démocratique et des sociétés ouvertes. Ces maîtres furent un exemple de lucidité et de hardiesse quand l'intelligentsia de l'Occident semblait, par frivolité ou opportunisme, avoir succombé au charme du socialisme soviétique ou, pire encore, au sabbat sanguinaire de la révolution culturelle chinoise.

"Ce dont je suis peut-être le plus reconnaissant à la France, c'est de m'avoir fait découvrir l'Amérique latine"

Enfant je rêvais d'aller un jour à Paris parce que, ébloui par la littérature française, je croyais que vivre là et respirer l'air qu'avaient respiré Balzac, Stendhal, Baudelaire et Proust, allait m'aider à devenir un véritable écrivain, et qu'en ne sortant pas du Pérou je ne serais qu'un pseudo écrivain du dimanche et jour férié. Et il est bien vrai que je dois à la France et à la culture française des enseignements inoubliables, comme de dire que la littérature est autant une vocation qu'une discipline, un travail et une obstination. J'ai vécu là quand Sartre et Camus étaient vivants et écrivaient, dans les années de Beckett, Bataille, Ionesco et Cioran, de la découverte du théâtre de Brecht et du cinéma d'Ingmar Bergman, du TNP de Jean Vilar et de l'Odéon de Jean-Louis Barrault, de la Nouvelle Vague et du Nouveau Roman, et de ces discours, morceaux de bravoure littéraires, d'André Malraux, ainsi que, peut-être, du spectacle le plus théâtral de l'Europe d'alors, les conférences de presse et les coups de tonnerre olympiens du général de Gaulle. Mais ce dont je suis peut-être le plus reconnaissant à la France, c'est de m'avoir fait découvrir l'Amérique latine. C'est là que j'ai appris que le Pérou faisait partie d'une vaste communauté unie par l'histoire, la géographie, la problématique sociale et politique, par une certaine façon d'être et la langue savoureuse qu'elle parlait et dans laquelle elle écrivait. Et qu'elle produisait, en ces mêmes années, une littérature innovante et exaltante. C'est là que j'ai lu Borges, Octavio Paz, Cortázar, García Márquez, Fuentes, Cabrera Infante, Rulfo, Onetti, Carpentier, Edwards, Donoso et bien d'autres, dont les textes révolutionnaient alors l'écriture narrative en langue espagnole et grâce auxquels l'Europe et une bonne partie du monde découvraient que l'Amérique latine n'était pas seulement le continent des coups d'État, des caudillos d'opérette, des guérilleros barbus et des maracas du mambo ou du cha-cha-cha, mais aussi celui des idées, des formes artistiques et des fantaisies littéraires qui dépassaient le pittoresque pour parler un langage universel.

Depuis cette époque jusqu'à nos jours, non sans trébuchements et faux-pas, l'Amérique latine a progressé, mais, comme le disait César Vallejo dans ce vers : Il y a, frères, énormément à faire. Nous souffrons de moins de dictatures que naguère, sauf à Cuba et au Venezuela prêt à l'aider, ainsi que dans de pseudo-démocraties populistes et grotesques, comme celles de Bolivie et du Nicaragua. Mais dans le reste du continent, tant bien que mal, la démocratie fonctionne, appuyée par un vaste consensus populaire, et pour la première fois dans notre histoire, nous avons une gauche et une droite qui, comme au Brésil, au Chili, en Uruguay, au Pérou, en Colombie, en République Dominicaine, au Mexique et dans presque toute l'Amérique centrale, respectent la légalité, la liberté de critiquer, les élections et l'alternance au pouvoir. C'est là le bon chemin et, si elle persévère, si elle combat l'insidieuse corruption et poursuit son intégration au monde, l'Amérique latine cessera enfin d'être le continent du futur pour devenir celui du présent. [...]

"Dames en Blanc de Cuba" et "résistants du Venezuela" qui "affrontent courageusement les dictatures"

Le Pérou, je le porte dans mes entrailles parce que j'y suis né, que j'y ai grandi et m'y suis formé, et que j'ai vécu là ces expériences d'enfance et de jeunesse qui ont modelé ma personnalité, forgé ma vocation, et parce que c'est là que j'ai aimé, haï, joui, souffert et rêvé. Ce qui s'y passe m'affecte davantage, me touche et m'exaspère plus que ce qui se produit ailleurs. Je ne l'ai pas cherché ni ne me le suis imposé, il en est simplement ainsi. Certains compatriotes m'ont accusé de traîtrise et j'ai été sur le point de perdre ma citoyenneté quand, pendant la dernière dictature, j'ai demandé aux gouvernements démocratiques du monde de pénaliser le régime par des sanctions diplomatiques et économiques, comme je l'ai toujours fait avec toutes les dictatures, de quelque nature qu'elles aient été, celle de Pinochet et de Fidel Castro, celle des talibans en Afghanistan, celle des imams d'Iran, celle de l'apartheid de l'Afrique du Sud, celle des satrapes en uniforme de la Birmanie (aujourd'hui Myanmar). Et je le referais demain si – ne le veuille le destin et ne le permettent les Péruviens – le Pérou était victime une fois de plus d'un coup d'État qui réduirait à néant notre fragile démocratie. Ce n'était certes pas sous l'effet précipité et passionnel du ressentiment, comme l'ont écrit quelques gratte-papier habitués à juger les autres à partir de leur propre petitesse. Ce fut un acte conforme à ma conviction qu'une dictature représente le mal absolu pour un pays, une source de brutalité et de corruption, et de profondes blessures qui tardent longtemps à se refermer, qui empoisonnent son avenir et créent des habitudes et des pratiques malsaines qui se prolongent au long des générations en retardant la reconstruction démocratique. C'est pourquoi les dictatures doivent être combattues sans ménagement, par tous les moyens à notre portée, y compris par des sanctions économiques. Il est déplorable que les gouvernements démocratiques, au lieu de donner l'exemple en se solidarisant avec ceux qui, comme les Dames en Blanc de Cuba, les résistants du Venezuela, ou Aung San Suu Kyi et Liu Xiaobo, affrontent courageusement les dictatures dont ils pâtissent, se montrent souvent bienveillants, non envers eux mais envers leurs bourreaux. Ces personnes courageuses, en combattant pour leur liberté, luttent aussi pour la nôtre. [...]

"Puissent les nationalismes, fléau incurable du monde moderne et aussi de l'Espagne, ne pas gâcher cette histoire heureuse"

J'aime l'Espagne autant que le Pérou et ma dette envers elle est aussi grande que l'est ma gratitude. [...] Tout comme Paris auparavant, Barcelone fut une Tour de Babel, une ville cosmopolite et universelle, où il était stimulant de vivre et de travailler, et où, pour la première fois depuis l'époque de la guerre civile, des écrivains espagnols et latino-américains se mêlèrent et fraternisèrent, en se reconnaissant maîtres d'une même tradition et alliés dans une entreprise commune ; et la certitude que la fin de la dictature était imminente et que dans l'Espagne démocratique la culture serait le protagoniste principal.

Bien qu'il n'en allât pas exactement ainsi, la transition espagnole de la dictature à la démocratie a été une des meilleures histoires des temps modernes, car elle a montré comment, lorsque la sagesse et la raison prévalent et les adversaires politiques rangent au vestiaire le sectarisme en faveur du bien commun, des faits prodigieux peuvent se produire comme ceux des romans du réalisme magique. La transition espagnole de l'autoritarisme à la liberté, du sous-développement à la prospérité, d'une société de contrastes économiques et d'inégalités tiers-mondistes à un pays de classes moyennes, son intégration à l'Europe et son adoption en quelques années d'une culture démocratique, a fait l'admiration du monde entier et enclenché la modernisation de l'Espagne. Cela a été pour moi une expérience émouvante et enrichissante que de la vivre de très près et, par moments, de l'intérieur. Puissent les nationalismes, fléau incurable du monde moderne et aussi de l'Espagne, ne pas gâcher cette histoire heureuse.

Je déteste toute forme de nationalisme, d'idéologie – ou plutôt de religion – provinciale, aux idées courtes et exclusives, qui rogne l'horizon intellectuel et dissimule en son sein des préjugés ethniques et racistes, car elle transforme en valeur suprême, en privilège moral et ontologique, la circonstance fortuite du lieu de naissance. En même temps que la religion, le nationalisme a été la cause des pires boucheries de l'histoire, comme celle des deux guerres mondiales et de la saignée actuelle au Moyen-Orient. Rien n'a contribué autant que le nationalisme à la balkanisation de l'Amérique latine, ensanglantée par des combats et des litiges insensés, et gaspillant des ressources astronomiques en achat d'armes au lieu de construire écoles, bibliothèques et hôpitaux. [...]


Stockholm, 7 décembre 2010 - Traduction par Albert Bensoussan
© LA FONDATION NOBEL 2010


© LatinReporters.com - Amérique latine - Espagne