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Cuba: bibliothécaire indépendant, un métier à risque

par Fabrice Bory

11e Foire internationale du Livre
à La Havane - © Trabajadores
PARIS, dimanche 17 mars 2002 (LatinReporters.com) - "Lire c'est croître" pouvait-on lire un peu partout à La Havane lors de la 11ème Foire internationale du Livre qui a pris fin le 17 février 2002. Pourtant, derrière ce slogan officiel et bien pensant se cache une vérité: les Cubains ne peuvent avoir accès que clandestinement à une part importante de la littérature. Depuis 1998, dans tout le pays, des bibliothèques indépendantes prêtent gratuitement des livres dont les auteurs sont jugés indésirables dans les bibliothèques officielles. Les nouveaux bibliothécaires exercent un métier à risque.

"A Cuba, il n’y a pas de livres interdits. Nous manquons simplement d’argent pour acheter des ouvrages" affirmait bien imprudemment Fidel Castro en 1998 à la Foire internationale du Livre de La Havane.

Le chef de l’Etat cubain jetait ainsi, sans le savoir, les bases du Projet des Bibliothèques indépendantes de Cuba (PBIC), qui continue de se développer en prêtant des livres aux quatre coins de l’île. Le 3 mars 1998, en effet, prenant Fidel au mot, Berta del Carmen Mexidor et son mari Ramon Humberto Colas, deux universitaires de Las Tunas (Est de Cuba), ouvraient chez eux la première bibliothèque non gouvernementale de l’île, baptisée "Felix Varela".

L’objectif principal du PBIC est de promouvoir "un comportement intellectuel indépendant en faveur d’une société civile fondée sur le respect de la libre information", en donnant accès à des livres, des revues et autres publications censurés par le régime. Les bibliothèques indépendantes offrent ainsi une alternative culturelle au peuple cubain.

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"Sur cette île de paradoxes et de paradigmes, les livres sont sacrés, mais parcourir ceux d’auteurs comme Milan Kundera, Mario Vargas Llosa, Guillermo Cabrera Infante ou Octavio Paz, entre autres, est un sacrilège" explique le journaliste cubain Ricardo Gonzalez Alfonso.

A Cuba, où tout est politique, la marge de manœuvre des artistes est étroite, car la culture est soumise au diktat du pouvoir en place. Ce dernier a même inventé un cocktail tropical détonant, une sorte de "Cuba Livre" dont voici la recette : un grand verre d’idéologie, un zeste de culture, trois doses de politique. On mélange le tout et on obtient une culture contrôlée par le régime castriste, des livres frappés d’interdits, bref un appauvrissement général de la culture à Cuba pourtant au départ d’une extrême richesse.

"Mais quand donc comprendront-ils que la culture et la politique sont deux choses différentes?" s’exclame Diego, le personnage principal du film "Fresa y Chocolate" de Tomás Gutiérrez Alea. La question, posée en 1992 par le réalisateur cubain, est toujours d’actualité.

C’est en 1961 que tout a commencé : les 16, 23 et 30 juin, Fidel Castro convoque les acteurs les plus en vue de la vie culturelle du pays à la Bibliothèque nationale et prononce ses fameuses "Paroles aux intellectuels". Il y définit ses principes dans le domaine culturel : "Quels sont les droits des écrivains et des artistes révolutionnaires ou non révolutionnaires? A l’intérieur de la révolution, tout ; contre la révolution, rien du tout".

Le commandant venait de fixer la nouvelle politique culturelle de la révolution en marquant les limites qu’il ne faudra plus dépasser en ce qui concerne la liberté des intellectuels à Cuba. Les créations artistiques seront toujours "évaluées à travers le prisme de la révolution".

De nombreux artistes cubains ont été condamnés à l’ostracisme ou à l’exil en s’éloignant de la consigne fixée lors du message adressé aux intellectuels. Le 17 décembre 2001, le mouvement des bibliothèques indépendantes a rendu hommage à l’un de ces martyrs de la littérature cubaine, l’écrivain Reinaldo Arenas. A cette occasion, une bibliothèque qui porte son nom a été fondée à Puerto Guayabal dans la province de Las Tunas. Les Cubains pourront-ils y emprunter "Avant la nuit", cette autobiographie où l’auteur raconte ses livres censurés et détruits par la police, son passage dans les prisons castristes et son exil aux Etats-Unis en 1980 ?

Livres brûlés, volés ou réquisitionnés

Aujourd’hui, le Projet des Bibliothèques indépendantes de Cuba compte plus de 80 initiatives lancées dans tout le pays. On y trouve toutes sortes de livres empruntés au fonds de certaines bibliothèques personnelles ou qui proviennent de colis reçus de l’étranger.

Il est fréquent que ces envois soient interceptés et disparaissent. Dans son édition du 21 novembre 1999, le quotidien espagnol ABC explique que des centaines de livres d’enfants, d’histoire et de médecine, offerts par l’Espagne, ont été brûlés dans un quartier de La Havane. De même, dans son rapport annuel 2000-2001, l’Association Européenne Cuba Libre signale le vol, le 29 février 2000, de la collection de livres de la bibliothèque Félix Varela. Enfin, le 25 décembre 2001, la police politique est intervenue pour réprimer des personnes réunies lors de l’inauguration d’une bibliothèque indépendante catholique. Plus de 300 ouvrages avaient alors été réquisitionnés.

A Cuba, bibliothécaire indépendant est un métier à risque. Il y a environ un mois, des dissidents cubains et des intellectuels français ont lancé depuis Paris un appel pour la liberté d’expression, appel qui souligne les dangers de cette fonction. Ils accusent "les autorités politiques et culturelles de l’île" d’imposer "le règne d’une pensée unique" et expliquent qu’à l’instar des auteurs et des journalistes, "les bibliothécaires indépendants sont harcelés dans leur vie quotidienne". Les signataires de l’appel assurent que "des livres sont frappés d’interdit" et que "leurs lecteurs peuvent être jetés en prison pour simple délit d'opinion.

"Evictions, confiscations ou saisies d’œuvres littéraires et picturales d’une part; arrestations, interrogatoires et menaces d’autre part: telles sont quelques-unes des mesures prises pour éradiquer ces échanges de livres libres" résume Ricardo Gonzalez.

Les fondateurs du PBIC, Ramon Colas et Berta Mexidor, ont résisté longtemps aux intimidations du régime. Plusieurs fois arrêtés, ils sont expulsés de leur domicile en août 1999. Le 27 décembre 2001, sous la pression, ils finissent par rejoindre les Etats-Unis avec des visas d’exilés politiques. Malgré ce départ, Gisela Sablon, actuelle responsable du mouvement, continue leur œuvre.

Si vous allez à Cuba, apportez-lui cet ouvrage où Oscar Wilde écrit: "Il est absurde d’avoir une règle rigoureuse sur ce qu’on doit lire ou pas. Plus de la moitié de la culture intellectuelle moderne dépend de ce qu’on ne devrait pas lire".


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