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Règlement oublié et contraintes illégitimes
Grèce / Espagne : si on auditait la dette en prenant au mot l'UE ...
 

  

 
Aléxis Tsípras (à gauche), président de Syriza -et aujourd'hui Premier ministre grec- avec Pablo Iglesias, secrétaire général du parti espagnol anti-austérité Podemos, le 15 novembre 2014 à Madrid. (Photo AFP)

par Éric TOUSSAINT (*)
 

Note de LatinReporters.com - MADRID, 28 janvier 2015 - L'article d'Éric Toussaint a été publié quelques jours avant les élections législatives grecques du 25 janvier remportées par Aléxis Tsípras et sa coalition de gauche anti-austérité Syriza. L'article demeurant pleinement d'actualité au moment où les créanciers institutionnels de la Grèce réclament qu'elle "respecte ses engagements", notre actualisation s'est limitée à considérer l'avènement effectif en Grèce d'un gouvernement conduit par Syriza.

Dans le titre, nous associons l'Espagne à la Grèce, car tant le nouveau parti espagnol Podemos, actuellement en tête des sondages pour les législatives de l'automne, que Syriza prônent une "restructuration de la dette", ce qui pourrait justifier son audit, afin de relancer la croissance et soulager le social.

En outre, la victoire d'Aléxis Tsípras et de Syriza en Grèce rend plus crédible encore la possibilité d'une victoire, en Espagne, de Pablo Iglesias et de son parti Podemos.

Si la dette publique de l'Espagne est proportionnellement moins considérable que celle de la Grèce, elle n'en progresse pas moins à un rythme vertigineux. Depuis l'arrivée au pouvoir du conservateur Mario Rajoy, fin 2011, elle a bondi de 735 milliards à plus de mille milliards d'euros, soit de 68,5 % à quasi 100 % du PIB. Ce qui prouve, comme en Grèce, l'inefficacité de l'austérité sévère imposée sous prétexte de réduction de la dette et du déficit publics.
Que se passera-t-il si Syriza, désormais au pouvoir en Grèce (tandis qu'en Espagne son équivalent Podemos caracole en tête des sondages), prenait à la lettre un règlement adopté en 2013 par l'Union européenne (UE) prescrivant à tout État sous ajustement structurel de réaliser "un audit complet de ses finances publiques" ? Des contraintes illégitimes exercées par les créanciers seraient-elles alors dévoilées ?

Depuis l'annonce des élections du 25 janvier 2015 en Grèce, la possibilité -devenue réalité- que Syriza sorte victorieuse des urnes et forme un gouvernement était présentée comme une menace à l'opinion publique internationale et en particulier celle de la zone euro. Pourtant, ceux qui tiraient la sonnette d'alarme savaient parfaitement que Syriza avait annoncé qu'elle ne suspendrait pas le paiement de la dette et ne sortirait pas de l'euro une fois au gouvernement. Syriza propose une renégociation de la dette au niveau européen et souhaite que la Grèce reste dans la zone euro. En revanche, Syriza s'engage à mettre fin aux mesures injustes et antisociales prises par les gouvernements précédents et la Troïka.

Cette campagne sur les supposées menaces que représente Syriza visait à intimider les électeurs grecs afin qu'ils renoncent à leur droit au changement. Elle visait également en cas de victoire de Syriza à dresser une partie de l'opinion publique européenne contre la Coalition de la gauche radicale grecque afin d'éviter que, dans la foulée, Podemos en Espagne puisse gagner les élections à l'automne 2015. D'autres surprises pourraient également survenir dans d'autres pays comme le Portugal, la Slovénie, Chypre, si les citoyennes et citoyens considéraient que cela vaut la peine d'essayer de remplacer une politique ultraconservatrice désastreuse par une politique de gauche.

Les dirigeants européens et les grands groupes privés qui les soutiennent savent que la majorité de la population de la zone euro tire un bilan négatif des politiques qui sont menées ces dernières années et cherche à reporter sa voix vers des forces qui proposent le changement. Une victoire de Syriza en Grèce représentait une grande menace pour les partis traditionnels, tant les conservateurs que les "socialistes", redoutant une contagion qui pourrait gagner l'Espagne.

La dette réclamée à la Grèce représente 175% de la richesse nationale produite en une année et constitue un fardeau insoutenable pour le peuple grec.

Que se passera-t-il si Syriza décidait de prendre à la lettre l'article 7 d'un règlement adopté en mai 2013 par l'Union européenne concernant les pays soumis à un plan d'ajustement structurel ? En font partie, la Grèce, le Portugal et Chypre, notamment.

Le point 9 de l'article 7 prescrit aux États sous ajustement structurel de réaliser un audit complet de la dette publique afin d'expliquer pourquoi l'endettement a augmenté de manière exagérée et afin de déceler des irrégularités. Voici le texte complet : "Un État membre faisant l'objet d'un programme d'ajustement macroéconomique réalise un audit complet de ses finances publiques afin, notamment, d'évaluer les raisons qui ont entraîné l'accumulation de niveaux d'endettement excessifs ainsi que de déceler toute éventuelle irrégularité." [1]

Le gouvernement grec d'Antonis Samaras s'était bien gardé d'appliquer cette disposition du règlement afin de cacher à la population grecque les véritables raisons de l'augmentation de la dette et les irrégularités qui y sont liées. En novembre 2012, le parlement grec dominé par la droite avait rejeté la motion déposée par Syriza pour la création d'une commission d'enquête sur la dette, avec 167 voix contre, 119 pour et 0 abstention.

Il est clair qu'à l'issue de la victoire électorale de Syriza, le gouvernement mis en place sous sa conduite pourrait parfaitement prendre au mot l'Union européenne en constituant une commission d'audit de la dette (avec participation citoyenne) afin d'analyser le processus d'endettement excessif de la Grèce, de déceler de probables irrégularités et d'identifier des parties illégales, illégitimes, odieuses,... de cette dette.

La participation citoyenne est fondamentale dans un processus d'audit qui se veut rigoureux et indépendant. Or il faut relever que dans le règlement de l'UE mentionné plus haut, à l'article 8, il est recommandé de faire participer les "partenaires sociaux et les organisations pertinentes de la société civile" à l'élaboration du "programme d'ajustement macroéconomique". Raison de plus pour les associer activement à l'audit.

Voici quelques éléments clés qui pourraient être mis en lumière par la réalisation de l'audit :

La dette grecque qui représentait 113% du PIB en 2009 avant l'éclatement de la crise grecque et l'intervention de la Troïka, qui détient 4/5 de cette dette, a atteint 175% du PIB en 2014. L'intervention de la Troïka a donc été suivie d'une très forte augmentation de la dette grecque.

À partir de 2010 et jusqu'en 2012, les crédits octroyés par la Troïka à la Grèce ont servi très largement à rembourser les principaux créanciers de la Grèce jusqu'à cette période, à savoir les banques privées des principales économies de l'Union européenne, à commencer par les banques françaises et allemandes [2]. Environ 80% de la dette grecque étaient en 2009 possédés par les banques privées de 7 pays de l'Union européenne. À elles seules, en 2009, les banques allemandes et françaises possédaient environ 50% du total des titres de la dette grecque.

Un audit de la dette grecque montrera que les banques privées européennes ont très fortement augmenté leurs crédits à la Grèce entre fin 2005 et 2009 (les crédits ont augmenté de plus de 60 milliards d'euros, passant de 80 milliards à 140 milliards) sans tenir compte de la capacité réelle de la Grèce à rembourser. Les banques ont agi de manière aventureuse, convaincues que les autorités européennes viendraient à leur secours en cas de problème.

Comme indiqué plus haut, l'audit montrera que le plan de soi-disant sauvetage de la Grèce mis au point par les instances européennes avec l'aide du FMI (Fonds monétaire international) a en réalité servi à permettre aux banques des quelques pays européens qui ont un poids décisif dans les instances européennes de continuer à recevoir des remboursements de la part de la Grèce tout en transférant leur risque sur les États à travers la Troïka. Ce n'est pas la Grèce qui a été sauvée mais une poignée de grandes banques privées européennes implantées principalement dans les pays les plus forts de l'UE.

Les banques privées européennes ont ainsi été remplacées par la Troïka devenue le principal créancier de la Grèce à partir de la fin 2010.

L'audit analysera la légalité et la légitimité de ce plan de sauvetage. Est-il conforme aux traités de l'UE (notamment l'article 125 qui interdit à un État membre de prendre en charge les engagements financiers d'un autre État membre) ? La procédure européenne normale de prise de décision a-t-elle été respectée ? Les prêteurs publics en 2010 (c'est-à-dire les 14 États membres qui ont octroyé des prêts à la Grèce pour un total de 53 milliards d'euros, le FMI, la BCE (Banque centrale européenne), la Commission européenne, etc.) ont-ils respecté le principe d'autonomie de la volonté de l'emprunteur, à savoir la Grèce, ou ont-ils profité de sa détresse face aux attaques spéculatives des marchés financiers pour lui imposer des contrats qui vont à l'encontre de son propre intérêt ? Ces prêteurs ont-ils imposé des conditions léonines, notamment en exigeant des taux de remboursement exagérés ? [3] Les 14 États membres qui ont chacun octroyé un prêt bilatéral à la Grèce ont-ils respecté les dispositions légales et constitutionnelles de leur pays et celles de la Grèce ?

Aléxis Tsipras (à gauche) et l'auteur de l'article, Éric Toussaint. (Source cadtm.org)
Il s'agit également d'auditer l'action du FMI. Nous savons qu'au sein de la direction du FMI plusieurs directeurs exécutifs (le Brésilien, le Suisse, l'Argentin, l'Indien, l'Iranien, le Chinois, l'Égyptien) avaient fait part de leur plus grande réserve à l'égard du prêt accordé par le FMI en affirmant notamment que la Grèce ne serait pas capable de le rembourser vu les politiques qui lui étaient imposées [4]. Le gouvernement grec a-t-il, en collusion avec le directeur général du FMI de l'époque, demandé à son administration en charge des statistiques de fausser les données exactes afin de présenter un bulletin de santé financier tellement mauvais que cela permettait au FMI de lancer un plan de sauvetage ? Plusieurs hauts fonctionnaires grecs l'affirment.

La BCE a-t-elle outrepassé de manière grave ses prérogatives en exigeant du parlement grec qu'il légifère sur le droit de grève, la santé, le droit d'association, l'éducation et sur la réglementation des niveaux de salaire ?

En mars 2012, la Troïka a organisé une restructuration de la dette grecque qui a été présentée à l'époque comme un succès. Rappelons que G. Papandreou, premier ministre, avait annoncé début novembre 2011 à la veille d'une réunion du G20 son intention d'organiser pour février 2012 un référendum sur cette restructuration de la dette grecque préparée par la Troïka. Sous la pression de la Troïka, ce référendum n'a jamais eu lieu et le peuple grec s'est vu retirer le droit de se prononcer sur les nouvelles dettes. Les grands médias ont relayé le discours selon lequel la restructuration permettait de réduire de 50% la dette grecque. En réalité, la dette grecque est plus élevée en 2015 qu'en 2011, l'année qui a précédé la grande annulation de soi-disant 50%. L'audit montrera que cette opération de restructuration qui constituait une vaste supercherie était liée à un approfondissement des politiques qui sont contraires à l'intérêt de la Grèce et de sa population.

L'audit devra aussi évaluer si les conditions strictes imposées par la Troïka à la Grèce en échange des crédits qui lui sont apportés constituent une violation caractérisée d'une série de traités et conventions que sont tenus de respecter tant les pouvoirs publics du côté des créanciers que du côté de l'emprunteur, la Grèce.

Le professeur de droit Andreas Fischer-Lescano, commissionné par la Chambre du travail de Vienne [5], a démontré de manière irréfutable que les programmes de la Troïka sont illégaux en vertu du droit européen et du droit international. Les mesures définies dans les programmes d'ajustement auxquels la Grèce a été soumise et les politiques concrètes qui en sont la conséquence directe violent une série de droits fondamentaux tels que le droit à la santé, à l'éducation, au logement, à la sécurité sociale, à un salaire juste mais aussi la liberté d'association et de négociation collective.

Tous ces droits sont protégés par de nombreux textes juridiques aux niveaux international et européen tels la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, la Convention européenne des droits de l'homme, la Charte sociale européenne, les deux Pactes de l'ONU sur les droits humains, la Charte de l'ONU, la Convention de l'ONU sur les droits de l'enfant, la Convention de l'ONU relative aux droits des personnes handicapées, mais aussi les conventions de l'Organisation Internationale du Travail (OIT) qui ont le statut de principe général du droit (PGD).


La liste des articles violés par les memoranda imposés à la Grèce, que dresse méticuleusement le professeur Fischer-Lescano, est impressionnante et engage la responsabilité juridique des entités formant la Troïka ou mises en place par elle (le Mécanisme Européen de Stabilité, par exemple).

L'audit devra vérifier si, comme le prescrit le Règlement (UE) nº 472/2013 du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2013 mentionné plus haut, le "programme d'ajustement macroéconomique respecte pleinement l'article 152 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et l'article 28 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne". L'audit doit aussi vérifier si le passage suivant du Règlement est respecté : "Les efforts d'assainissement budgétaire énoncés dans le programme d'ajustement macroéconomique tiennent compte de la nécessité de garantir des moyens suffisants pour les politiques fondamentales, comme l'éducation et la santé publique."

Il s'agit aussi de vérifier si est appliqué ce principe fondamental du Règlement : "Conformément à l'article 9 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, l'Union doit prendre en compte, dans la définition et la mise en œuvre de ses politiques et actions, les exigences liées à la promotion d'un niveau d'emploi élevé, à la garantie d'une protection sociale adéquate, à la lutte contre l'exclusion sociale, ainsi qu'au droit à un niveau élevé d'éducation, de formation et de protection de la santé humaine."

Il s'agit de mettre en regard ce qui précède avec le rapport d'évaluation de la mise en œuvre du deuxième programme d'ajustement structurel publié en avril 2014 par les services compétents de l'UE dans lequel les auteurs se félicitent de la réduction de 20% des emplois dans la fonction publique grecque [6]. Dans un encadré intitulé les "succès du programme économique d'ajustement" ("Success stories of the Economic Adjustment Programme"), on peut lire que les réformes du marché du travail ont permis de réduire le salaire minimum légal et que 150 000 emplois sont supprimés dans l'administration publique ("decrease in general government employment by 150,000", p. 10).

L'audit devrait pouvoir montrer clairement que les mesures dictées par les créanciers constituent des régressions manifestes de l'exercice des droits humains fondamentaux et une violation caractérisée d'une série de traités. D'importantes irrégularités peuvent être identifiées. En conséquence, la commission chargée de l'audit pourra émettre un avis argumenté sur la légalité, l'illégitimité, voire la nullité de la dette contractée par la Grèce auprès de la Troïka.


Notes

(*) Éric Toussaint est président du Comité pour l'annulation de la dette du tiers monde de Belgique (CADTM). Il possède une formation d'historien et de politologue (docteur en Sciences Politiques de l'Université de Liège (ULg) et de Paris VIII). Il est membre du conseil scientifique d'Attac France, du réseau scientifique d'Attac Belgique, du conseil international du Forum social mondial ainsi que du Comité international de la Quatrième Internationale et de sa section belge (LCR-SAP)

[1] Règlement (UE) nº 472/2013 du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2013 relatif au renforcement de la surveillance économique et budgétaire des États membres de la zone euro connaissant ou risquant de connaître de sérieuses difficultés du point de vue de leur stabilité financière http://eur-lex.europa.eu/legal-cont...

[2] C. Lapavitsas, A. Kaltenbrunner, G. Lambrinidis, D. Lindo, J. Meadway, J. Michell, J.P. Painceira, E. Pires, J. Powell, A. Stenfors, N. Teles : "The eurozone between austerity and default", Septembre 2010. http://www.researchonmoneyandfinanc... Voir aussi Eric Toussaint, "Grèce-Allemagne : qui doit à qui ? (2) Créanciers protégés, peuple grec sacrifié", publié le 8 octobre 2012, http://cadtm.org/Grece-Allemagne-qu...

[3] Les taux exigés qui étaient de 4 à 5,5% en 2010-2011 ont été ramenés à environ 1% en 2012 suite aux protestations qui s'élevaient de différents endroits (y compris du gouvernement irlandais qui s'était vu également imposé un taux très élevé à partir de la fin 2010). En abaissant fortement les taux, les 14 États ont de fait reconnu que les taux antérieurement exigés étaient exagérés.

[4] Voir les révélations faites par le Wall Street Journal : http://blogs.wsj.com/economics/2013...Voir également : http://greece.greekreporter.com/201...

[5] Voir son rapport "Human Rights in Times of Austerity Policy", publié le 17 février 2014, disponible sur http://www.etui.org/content/downloa...).pdf.

[6] European Commission, Directorate-General for Economic and Financial Affairs, The Second Economic Adjustment Programme for Greece, Fourth Review - April 2014, p. 3, Voir http://ec.europa.eu/economy_finance... Le rapport comporte 304 pages.





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