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Letizia fait figure d'envoyée spéciale du monde réel dans le monde royal

Espagne: débat sur la femme et la monarchie relancé par l'union de Letizia Ortiz avec le prince héritier Felipe

Photos TVE-LatinReporters.com
La tempête médiatique soulevée par l'union de Letizia Ortiz et du prince héritier Felipe est un défi pour le le Palais royal
Par Christian Galloy

MADRID, samedi 8 novembre 2003 (LatinReporters.com) - Faut-il réviser la Constitution espagnole pour en extraire sa misogynie salique qui avantage le mâle dans la succession au trône? Structurée par la tradition, la monarchie survivra-t-elle à son aggiornamento et en particulier à la désacralisation du symbole fort qu'est la reine? L'Espagne est-elle monarchiste ou seulement "Juan Carliste"?

Ces questions côtoient désormais l'engouement pour le prochain mariage de la journaliste de télévision Letizia Ortiz avec le prince héritier Felipe de Bourbon, fils du roi Juan Carlos Ier. Roturière, divorcée, sans fortune, mais active et indépendante, Letizia Ortiz fait figure d'envoyée spéciale du monde réel au Palais royal.

Le prochain mariage de Letizia et Felipe, probablement en juin, était annoncé par la Maison royale le 1er novembre. Deux jours plus tard, le plus conservateur des grands journaux madrilènes, La Razón, surprenait en titrant à la une:

"Opinion généralisée des groupes politiques
A partir de Don Felipe, il est nécessaire
d'en finir avec la discrimination pour raison
de sexe dans la succession à la Couronne"

Et de préciser dans un long sous-titre:
"Si Letizia Ortiz avait d'abord une fille et puis un fils, ce dernier se convertirait automatiquement en héritier, avec à l'égard de sa soeur une grave discrimination pour raison de sexe, ce qui porterait atteinte aux droits de l'homme et provoquerait le rejet de la nouvelle société espagnole"

Personnalité peut-être plus influente que son propre journal, le directeur de La Razón, Luis Maria Anson, multiplie depuis, dans des interviews télévisées, les appels au toilettage démocratique de la Constitution. La majorité des médias espagnols lui a emboîté le pas, à commencer par le quotidien centriste El Mundo et le pro-socialiste El Pais, journal de référence de la gauche intellectuelle.

Loi salique dans la Constitution

Si l'article 14 de la Constitution espagnole prohibe toute discrimination pour raison de naissance, de race, de religion, d'opinion ou de sexe, son article 57/1 n'en donne pas moins, dans la succession au trône, la préférence "de l'homme à la femme" dans la même ligne et le même degré.

Ce vestige de loi salique qui entraîne la Constitution à se contredire elle-même est désormais pris à partie par la quasi totalité des éditorialistes. Mais il a fallu 25 ans (la Constitution postfranquiste date de 1978) et les remous provoqués par l'arrivée inattendue de Letizia Ortiz dans la sphère royale pour lancer véritablement ce débat sur la place publique.

"On a modifié la Constitution dans tous les pays monarchistes européens pour imposer cette idée, mais l'unique qui maintient encore cet anachronisme est le nôtre. Par conséquent, il s'agit sans aucun doute d'une modification nécessaire de la Constitution" estime, comme d'autres, le professeur de Droit constitutionnel Jorge de Esteban.

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Les journalistes exportèrent ce débat au sommet hispano-allemand réuni le 4 novembre à Berlin pour solliciter, en présence du chancelier Gerhard Schröder, l'opinion du président du gouvernement espagnol,  le conservateur José Maria Aznar. Ce dernier estima "très délicate" la "possible altération de l'ordre de succession" de la couronne, qui "doit être traitée et méditée très profondément". Le chef de l'exécutif espagnol  reconnaît la nécessité "de prêter attention à ce que signifie le principe d'égalité", mais "évidemment la question ne sera pas traitée au cours de cette législature" (qui se termine en mars 2004).

Letizia Ortiz a la double chance de voir ainsi les médias se soucier des droits de son éventuelle descendance féminine et de jouir en outre elle-même de la sympathie apparente du monde médiatique. Les précédentes "fiancées" du prince Felipe (mais jamais reconnues officiellement comme telles) furent moins bien loties. A des degrés divers, toutes furent la cible de chroniqueurs féroces pour n'avoir pas réussi, contrairement à Letizia, à maintenir jusqu'à l'heure décisive le secret de leur relation sentimentale avec le prince héritier.

"Une certaine pitié pour toutes ces pauvres princesses"

Il est piquant, à cet égard, de rappeler que Luis Maria Anson fut l'un des détracteurs d'Isabel Sartorius, aristocrate et fille du marquis de Mariño, mais jugée indigne d'un destin royal à cause notamment du divorce de ses progéniteurs.

Eh bien, la journaliste Letizia Ortiz, pas aristocrate pour un sou, est parvenue, elle, à faire assumer par le Palais royal -et par ricochet aux médias-  non seulement le divorce de ses parents, mais aussi le sien propre. Elle fut mariée, mais civilement seulement (d'où le silence, gêné tout de même, de l'Eglise) de 1999 à 2000 à un professeur de littérature.

Fille et petite-fille de journalistes asturiens, éduquée à l'école publique, star télévisée sous-payée (3.000 euros par mois), Letizia vivait dans un 80 m2 de Valdebernardo, une banlieue madrilène de classe moyenne. Depuis le 1er novembre, elle loge dans une dépendance du palais royal de la Zarzuela. Etonnante envoyée spéciale du monde réel dans le monde royal, elle y apporte, à 31 ans, un livret de famille comprenant un grand-père maternel ex-chauffeur de taxi et une mère infirmière et syndicaliste.

"On en ressent une certaine pitié pour toutes ces pauvres princesses et filles de la haute noblesse, qui ont été si soigneusement éduquées pour se marier avec des membres de maisons royales. Temps et efforts perdus. Pour elles, leur rôle historique relève du passé. Il leur reste au moins la presse du coeur" écrit ironiquement dans le quotidien El Pais le directeur du Centre de théorie politique de l'Universidad Autónoma de Madrid, Fernando Vallespin.

Il se demande toutefois si la monarchie, enracinée dans les labyrinthes de la tradition, "peut perdurer lorsqu'elle abandonne sa qualité de tradition? A quel point la désacralisation de l'un de ses éléments peut-elle affecter la légitimité de l'ensemble de l'institution?"

Optimiste et citant pour témoins les Etats "scandinaves, la Hollande et la Belgique", qui abritent les monarchies constitutionnelles "les plus clairement progressistes et innovatrices en matière de libertés et de renforcement des droits sociaux", Fernando Vallespin estime que la modernisation des ces monarchies nord-européennes ne semble pas les avoir affectées.

"L'important , précise-t-il, est que l'office de la monarchie, son rôle dans une démocratie, continue à avoir un sens politique". Ce "rôle", Fernando Vallespin l'entend comme incarner "un symbole qui dote de continuité la nation, la reliant au passé et l'intégrant face au futur".

En conclusion, le directeur du Centre de théorie politique de l'Universidad Autónoma de Madrid souhaite la bienvenue au prochain mariage princier de Letizia et Felipe, car il permettrait "de normaliser le divorce et de revendiquer le rôle de la femme professionnelle et autonome. Purger ces institutions (royales) d'adhérences traditionnelles obsolètes -comme la préférence du mâle dans la ligne de succession- est parfois indispensable pour qu'elles puissent digérer les normes du changement social".

Image de Letizia et menace "morganatique"

Il n'empêche que la tempête médiatique soulevée par l'union de Letizia et Felipe expose le Palais royal à un tout-venant incontrôlable qui s'apparente déjà à celui dont souffre la monarchie britannique. Un micro est tendu à toute personne disant avoir connu Letizia. L'une des émissions poubelles qui sévissent sur toutes les chaînes espagnoles de télé a montré le lit de noces de Letizia et de son premier mari, Alonso Guerrero. Ce dernier a écrit récemment un roman peut-être autobiographique (il parcourt les mésaventures d'un divorce). Une grande maison d'édition souhaite le publier.

"De la démocratisation à la vulgarisation, il n'y a qu'un pas, qu'ont déjà franchi depuis longtemps toutes les chaînes de télévision" avertit le quotidien El Mundo. Il estime que "la Maison royale est confrontée au défi de maintenir propre l'image de Letizia".

Dans le même journal, une tribune libre de Javier Timermans de Palma, à la fois marquis de Villapuente et avocat expert en droit nobiliaire, va jusqu'à redouter que l'union de Letizia et Felipe soit "morganatique". (Définition du Petit Robert: "Morganatique se dit de l'union contractée par un prince et une femme de condition inférieure, et de la femme ainsi épousée, qui ne bénéficie pas de tous les droits accordés à l'épouse.")

Javier Timermans de Palma invite (insidieusement?) le roi Juan Carlos, père de Felipe, à déclarer formellement caduque la "Pragmatique royale" édictée en 1776 sur les mariages morganatiques par le souverain Carlos III. Elle prive de titres et de prérogatives "la femme ou le mari causant la notable inégalité". Leurs descendants sont discriminés de la même façon.

L'avocat-marquis justifie ainsi son appel: "D'être toujours en vigueur, la Pragmatique n'empêcherait pas Doña Letizia de porter les titres qui lui correspondent, ni ses fils d'être héritiers du Trône de façon légale et légitime politiquement parlant, mais elle perdrait, qu'on le veuille ou non, la légitimité historique, ce qui est indésirable et dangereux pour une monarchie, car pouvant donner lieu à ce que surgissent d'autres qui pourraient s'autodéfinir comme monarchistes légitimistes, levant le drapeau au nom d'on ne sait quel prétendant"...

Républicains "Juan Carlistes"

Enfin, dans un autre chapitre du débat en cours, des républicains espagnols plus ou moins notoires "se réjouissent" du prochain mariage, car, selon eux, il précipitera la chute de la monarchie.

"Il est énormément positif que, contrairement à 70% des jeunes, le prince Felipe et Letizia n'aient pas de problème de logement" ironise Josep Lluís Carod-Rovira, candidat de la Gauche républicaine catalane (ERC) à la présidence de sa région dans le cadre des élections parlementaires locales du 16 novembre. Les sondages considèrent son parti comme l'arbitre de ce scrutin qui aura une influence importante sur l'avenir de la Catalogne, la plus riche région d'Espagne avec celle de Madrid.

Après son coup d'Etat contre la République espagnole et sa victoire dans la guerre civile (1936-1939) qu'il provoqua, le général Franco, mort en 1975, fut l'artisan de la restauration de la monarchie. Juan Carlos Ier ne serait pas roi si le défunt dictateur ne l'avait pas voulu.

Cette ombre sur la monarchie se dissipa dans la nuit du 23 au 24 février 1981, lorsque Juan Carlos, apparaissant en grand uniforme à la télévision, brisa en la désavouant une tentative de coup d'Etat militaire menée en son nom. Depuis, de nombreux républicains se disent "Juan Carlistes", mais non nécessairement monarchistes.

Les républicains se recrutent à gauche. Au moins 40% des Espagnols votent régulièrement pour les socialistes ou les communistes. Vingt-huit ans après sa restauration, la monarchie espagnole voudrait réussir à reporter la légitimité démocratique gagnée par Juan Carlos Ier (âgé aujourd'hui de 65 ans) sur son fils Felipe, futur Felipe VI. A cet égard, sur 84.295 internautes ayant répondu jusqu'à ce samedi à la question de l'édition digitale d'El Mundo "Le choix du prince (d'épouser Letizia) vous paraît-il bon?", 38% -un pourcentage étonnamment élevé- ont répondu ""non".

Dans la réussite ou l'échec de l'opération délicate de transfert de légitimité à la fois dynastique et démocratique, le rôle et l'image de la journaliste et future reine Letizia Ortiz seront fondamentaux.

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