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Plainte pour crimes contre l'humanité en Espagne déposée en Argentine
Espagne / Argentine / Garzon : le roi Juan Carlos est-il visé par des victimes du franquisme?

par Christian GALLOY, directeur de LatinReporters.com

Madrid / Buenos Aires, jeudi 15 avril 2010 (LatinReporters.com) - Depuis la restauration de la monarchie en Espagne, le 22 novembre 1975 selon la volonté du général Franco mort deux jours plus tôt, le commandement suprême des forces armées est attribué au roi Juan Carlos. Or, "les commandants des forces armées" espagnoles jusqu'au 15 juin 1977 sont, parmi d'autres personnalités, visés par la plainte que deux descendants de victimes du franquisme et une dizaine d'organisations de défense des droits de l'homme ont déposée le 14 avril en Argentine pour crimes contre l'humanité commis en Espagne.

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Le roi Juan Carlos d'Espagne et son fils, le prince héritier Felipe - Archives, photo Casa de Su Majestad el Rey / Borja.
Solidaires du célèbre juge espagnol Baltasar Garzon, menacé à Madrid de suspension à la demande d'organisations d'extrême droite pour avoir notamment ignoré l'amnistie de 1977 dans son procès des crimes du franquisme avorté fin 2008, les plaignants qui ont saisi le tribunal fédéral de Buenos Aires revendiquent, comme le juge Garzon, le principe de justice universelle pour crimes imprescriptibles. Leur plainte considère la période comprise entre le 17 juillet 1936, date du soulèvement militaire franquiste contre la République espagnole, et le 15 juin 1977, date des premières élections législatives libres et pluralistes de l'après-franquisme.

Le juge Garzon, lui, insistant sur 114.266 disparitions forcées, avait dénoncé les crimes du franquisme perpétrés entre le 17 juillet 1936 et le 31 décembre 1951. Le Tribunal suprême espagnol lui reproche "l'artifice" d'avoir voulu poursuivre pénalement des personnalités, Franco et ses ministres et généraux de la première époque, dont le décès est notoire depuis plus de trente ans. En fait, Baltasar Garzon ne cherchait pas à mettre la police aux trousses de qui que ce soit, mais plutôt à contraindre au moins moralement l'Etat espagnol à dédommager plus que symboliquement les victimes de la dictature ou leurs descendants et à assumer la recherche et l'ouverture de fosses communes de républicains exécutés par les franquistes.

Par contre, la plainte qui vient d'être déposée à Buenos Aires risque d'inquiéter, judiciairement ou moralement, des personnalités toujours en vie puisqu'elle réclame l'extension de l'enquête sur les crimes du franquisme jusqu'au 15 juin 1977. A cette date, le roi Juan Carlos remplaçait depuis 19 mois déjà feu le général Franco à la tête de l'Etat et des forces armées. Et cette double fonction était beaucoup plus que symbolique à cette époque où le monarque avait encore, comme Franco avant lui, le privilège de désigner le chef du gouvernement.

A Buenos Aires, les plaignants demandent que soient traduits en justice "ceux reconnus individuellement pénalement responsables comme auteurs, participants et/ou ayant couvert les faits délictuels dénoncés", à savoir disparitions forcées, exécutions sommaires, tortures et soustractions d'enfants imputées au franquisme. Selon les historiens, la guerre civile espagnole (1936-1939) déclenchée par le soulèvement franquiste contre la République a fait plus de 500.000 morts et plus de 100.000 républicains auraient été exécutés après la fin de la guerre et l'accession de Franco au pouvoir.

Sans contredire la large interprétation que permet l'expression "ayant couvert les faits délictuels dénoncés", la plainte devant la justice argentine délimite l'univers dont relèveraient les présumés coupables en demandant "au gouvernement de l'Espagne" de fournir au tribunal fédéral de Buenos Aires, le cas échéant avec certificat de décès, "les noms et dernier domicile connu des membres des conseils des ministres des gouvernements de l'Etat espagnol en fonction entre le 17 juillet 1936 et le 15 juin 1977"...

"Idem à propos des commandants des forces armées, de la garde civile, de la police armée, des directeurs généraux de la sécurité et des dirigeants de la Phalange espagnole pendant la période indiquée"...

"Idem à propos de la liste des entreprises privées bénéficiaires du travail forcé et d'esclave des prisonniers républicains"...

[Voir pages 93 det 94 du texte intégral de la plainte]

Roi, Adolfo Suarez et Manuel Fraga

Citant un journaliste en poste à Buenos Aires, le quotidien madrilène de centre droit El Mundo affirmait ce 15 avril en première page que "les plaignants argentins partisans de Garzon demandent des informations sur le roi, Suarez et Fraga". Aucune de ces personnalités n'est citée dans la plainte déposée à Buenos Aires, mais leurs fonctions avant le 15 juin 1977 les mettent en effet potentiellement sous le coup de cette plainte.

Affligé aujourd'hui par la maladie d'Alzheimer et ne reconnaissant plus personne, Adolfo Suarez, 77 ans, fut de 1976 à 1981 le président du gouvernement désigné par le roi Juan Carlos, âgé aujourd'hui de 72 ans, pour ouvrir les portes de la démocratie. Il était auparavant ministre-secrétaire général du Movimiento, le parti unique franquiste.

Quant à Manuel Fraga Iribarne, 88 ans, fondateur du Parti Populaire, la grande formation conservatrice dont il demeure le président d'honneur, il fut ministre de l'Information et du Tourisme sous Franco et ministre de l'Intérieur immédiatement après la mort du dictateur.

Outre le roi Juan Carlos, Adolfo Suarez et Manuel Fraga Iribarne, divers anciens ministres et chefs militaires ou policiers encore en vie et ayant servi sous Franco pourraient être théoriquement inquiétés ou mis en évidence par la justice argentine. Encore faut-il que celle-ci estime recevable, dans le délai probable d'un mois, la plainte déposée le 14 avril à Buenos Aires.

Le tribunal considérera-t-il, comme les plaignants, que l'article 118 de la Constitution de l'Argentine confère une compétence universelle à sa justice en matière de crimes contre l'humanité? Au-delà d'un feu vert constitutionnel, la plainte reprend l'argumentation de procès-verbaux du juge Garzon pour soutenir que le droit international permettrait à la justice de tout pays de poursuivre ces crimes s'ils ne le sont devant aucune juridiction nationale ou internationale.

A Madrid, des drapeaux républicains sont déployés lors de divers rassemblements d'appui au juge Garzon. La gauche socialiste et communiste reconnaît le rôle du roi Juan Carlos en faveur de la démocratie, notamment son intervention décisive pour faire échouer la tentative de coup d'Etat militaire du 23 février 1981. Mais les Espagnols n'ignorent pas que le 23 juillet 1969, devant les Cortes franquistes, l'alors prince Juan Carlos avait dû assurer son titre de futur roi en jurant fidélité aux lois fondamentales du franquisme.

La même sincérité animait-elle le prince en 1969 et le roi en 1981? Sans aucun doute oui s'il s'agissait dans les deux cas d'assurer l'avenir de la monarchie, que l'affaire Garzon ne consolide pas.

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